4ᵉ colloque de l’Idéo au Caire, 16 et 17 octobre 2021
Comité scientifique : Omar Alí-de-Unzaga (IIS, Londres), Aziz Hilal (Idéo, le Caire), Davidson McLaren (Thesaurus Islamicus, Istanbul), Ahmad Wagih (Idéo, le Caire).
Coordination : Asma Hilali (Université de Lille).
Voir les communications du samedi 16 octobre
Sous l’égide de l’Institut dominicain d’études orientales, dans le cadre du projet Adawāt, a eu lieu dans les locaux de l’Université américaine du Caire un colloque international sur « L’édition du Coran du Caire de 1924 » que l’on appelle plus précisément « le Coran du roi Fuʾād » pour le distinguer du « Coran du roi Fahd », dit aussi « Coran de Médine » (1985). Sous la direction scientifique de Asma Hilali (Université de Lille), appuyée du conseil scientifique composé de Omar Alí-de-Unzaga (IIS Londres), Aziz Hilal (Idéo) et Davidson McLaren (Thesaurus Islamicus, Istanbul), le colloque voulait poser une première évaluation scientifique et une étude contextuelle et historique de l’édition du Coran du Caire de 1924, qui jusqu’alors n’a jamais bénéficié d’un tel événement.
Un premier inventaire des maṣāḥif
Mohammed Hassan, chercheur au Centre d’étude des écritures et des calligraphies de la Bibliothèque d’Alexandrie a procédé à une sorte d’inventaire des maṣāḥif (singulier muṣḥaf) qui ont existé avant celui de 1924. La plupart de ces maṣāḥif demeurent fragmentaires et on ne connaît ni leurs calligraphes ni leurs copistes. De tous ces maṣāḥif qui marquent le déclin des corans manuscrits, celui de Riḍwān ibn Muḥammad al-Muḫallalātī (1834-1893) est le mieux écrit et le mieux conçu. Mais il n’échappe pas pour autant aux travers des autres maṣāḥif imprimés : mauvaise qualité des papiers d’impression qui compromet une bonne conservation sur le long terme ; fautes diverses et variées ; absence de ponctuation ainsi que des marqueurs indispensables pour une lecture de bonne qualité (taǧwīd) ; marqueurs impliquant une sāǧida (prosternation) ; etc. À noter que malgré les imperfections de ces maṣāḥif, ils ont contribué à la standardisation du muṣḥaf imprimé dont le muṣḥaf du roi Fuʾād ne sera que la continuation.
Puis Ahmed Mansour, chercheur dans le même centre, a proposé d’analyser un muṣḥaf édité dans les imprimeries de Būlāq en 1881. Cela a été pour l’intervenant l’occasion de revenir sur l’histoire des éditions européennes et occidentales du Coran (le coran de Venise, de Flügel, de Kazan… etc.) et sur les premières activités de la maison Būlāq, fondée par Mohammed Ali en 1820. Le muṣḥaf analysé par l’intervenant semble avoir tiré profit de tous les corans précédents, mais il adopte l’écriture orthographique (al-rasm al-imlāʾī) et non pas la graphie osmanienne (al-rasm al-ʿuṯmānī, relatif au calife Othman), alors que cela était le cas pour le Coran dès le VIIᵉ siècle. Notons enfin que ce muṣḥaf est inachevé et ne mentionne pas le nom des sourates.
Quelle audience de cette édition dans le monde musulman ?
Dans son intervention, Ali Akbar, chercheur à Bayt al-Qurʾān à Jakarta (Indonésie), a évoqué la place du muṣḥaf du roi Fuʾād parmi les maṣāḥif imprimés en Indonésie à la fin du XIXᵉ et au XXᵉ siècle. Le chercheur a indiqué que la plus ancienne édition lithographique date de 1848 et vient de Palembang au sud de Sumatra. D’autres éditions du Coran sont arrivées en Indonésie après cette date, notamment une édition indienne. Ali Akbar souligne que le muṣḥaf du Caire a bien été utilisé en Indonésie. Il a été apporté par des Indonésiens ayant étudié au Caire. Il reste que son usage est très peu répandu.
Le dimanche 17 octobre au matin a eu lieu le deuxième panel dirigé par Michael Marx (responsable du Corpus Coranicum au Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften). La première intervention de ce panel a été faite par Necmettin Gökkır, de l’université d’Istanbul, et elle portait sur la réception et la perception du Coran du Caire dans la Turquie post-ottomane. La réception du Coran égyptien était un peu mitigée, nous dit N. Gökkır, étant donné que la première édition du Coran ottoman avait eu lieu en 1874 et avait déjà bénéficié d’une large diffusion dans le monde contrôlé à l’époque par les Ottomans, dont l’Égypte. Les autorités religieuses turques avaient de ce fait du mal à accepter ce nouveau muṣḥaf, bien qu’ils y reconnaissent leur propre style et leur propre méthode d’édition du Coran. Mais ils n’ont vu dans l’entreprise de Fuʾād qu’une tentative de s’opposer à l’autorité religieuse turque sur le monde musulman.
D’où vient le succès de l’édition du roi Fuʾād dans le monde arabe ?
Michael Marx a mis en perspective historique l’édition du Coran du roi Fuʾād. Il a montré que depuis 1950, ce Coran est devenu la référence incontournable pour les chercheurs et les universitaires européens, avant que cette édition ne soit reléguée en seconde zone par le muṣḥaf du roi Fahd. Des corans « nationaux » sont venus se greffer à ces deux corans « standards », soit pour servir des objectifs éducatifs ou rituels, soit pour glorifier, grâce à de magnifiques éditions, des États ou des institutions religieuses.
L’intervention de Philipp Bruckmayr, de l’université de Vienne, a démontré que l’édition du Caire de 1924 a eu une influence sur l’ensemble de la sphère musulmane arabophone grâce à l’édition du muṣḥaf du roi Fahd appelé aussi « Coran de Médine », qui a été lancée par le roi saoudien Fahd ibn Abdelaziz en 1985. Contrairement à une idée reçue, si l’édition du Caire de 1924 a eu peu d’écho dans le monde arabe musulman, elle s’est répandue par cette édition de Médine qui est un pillage de l’édition cairote de 1924 et son intégrale reproduction à deux exceptions près. Ce muṣḥaf de Médine s’insère dans un projet plus large : affirmer la position centrale de l’Arabie saoudite au sein du monde musulman, en traduisant le Coran dans à peu près quatre-vingt langues et en travaillant à élargir l’influence de l’Islamic University of Medina (IUM) au détriment d’al-Azhar.
Les lawāḥiq
Dans une autre intervention, Mohammed Hassan a abordé la question des lawāḥiq (les annexes) aux différents maṣāḥif imprimés et le rôle du muṣḥaf du roi Fuʾād dans la standardisation de ces lawāḥiq. Le premier à avoir donné une annexe conséquente à son muṣḥaf était Riḍwān al-Muḫallalātī. Son annexe qui portait sur « la fin de la lecture du Coran » (ḫatm al-Qurʾān) précisait le lieu et la date de l’édition, le nom du copiste, la graphie choisie (al-rasm al-ʿuṯmānī en l’occurrence), le nombre de versets pour chaque sourate, etc. Cette tradition va être confirmée et enrichie par le muṣḥaf du roi Fuʾād qui ajoutera des précisions sur l’abrogeant et l’abrogé (al-nāsiḫ wa-l-mansūḫ), la manière dont le Coran a été révélé, les sept lectures (al-qirāʾāt al-sabʿ). À l’issue de cette très intéressante intervention, une question reste sans réponse : d’où ces lawāḥiq tirent-elles leur légitimité ?
Une édition officielle azharie ?
Dans son intervention, Aziz Hilal a posé la question cruciale : pourquoi attendre 1924 pour imprimer une édition officielle du Coran de la part d’al-Azhar ? L’imprimerie a commencé en Égypte en 1823. Ce produit d’origine européenne ne suscitait que méfiance de la part des musulmans qui refusaient, au départ, que la « parole de Dieu » soit souillée par la technique typographique. Mohammed Ali, qui ne voulait pas d’une confrontation de plus avec al-Azhar, n’a entrepris rien de notable qui irait contre les fatwā-s ottomanes interdisant toute impression du Coran. Quant au coran du roi Fuʾād, son importance ne doit pas cacher le désir d’al-Azhar de faire de ce roi « un calife à la place du calife ». L’abolition du califat laissait un vide que les autorités religieuses ne pouvaient supporter. C’est dans ce contexte qu’il fallait faire un geste fort et symbolique pour les musulmans : éditer le Coran sous l’égide d’un comité scientifique et l’imprimer était le premier pas pour faire du Caire la nouvelle capitale du califat et d’al-Azhar le parrain incontesté de cette édition. Aziz Hilal a aussi noté que la date donnée dans le colophon de cette édition est 1919. Le choix de la date de 1924 retenue par la tradition correspond symboliquement à la date de la suppression du califat.
Quelle édition ? La question du rasm
Dans le dernier panel du colloque, l’intervention de Omar Hamdan de l’université de Tübingen, a consisté à expliquer les raisons du choix du rasm al-ʿuṯmānī comme écriture du Coran. Il part d’une citation de Bāqillānī (m. 403/1013) qui affirme dans son Iʿǧāz al-Qurʾān que « le livre fut écrit selon la manière la plus courte (ʿalā al-ṭarīq al-aḫṣar) », et c’est le rasm al-uṯmānī qui rend possible cette manière courte. En effet, ce rasm préfère la suppression (ḥaḏf) à chaque fois que cela est nécessaire. Ainsi, par exemple :
- Quand il y a rencontre de deux wāw, il est nécessaire d’en supprimer un : il faut écrire لا تلون à la place de لا تلوون.
- Le pronom suffixe doit toujours être collé à sa lettre mère : فأحيهم à la place de فأحياهم. C’est le yāʾ qui est la lettre mère (al-ḥarf al-umm) pour le pronom suffixe et non pas le alif.
- Il faut supprimer l’obstacle (izālat al-ḥāʾil) qui empêche de faire du mot une seule unité : il faut écrire نضّختن au lieu de نضّاختان.
On peut multiplier les exemples pour montrer tout d’abord que pour le Coran, la priorité est donnée, non pas à la lecture (al-qirāʾa), mais à la récitation (al-tilāwa). Pour les musulmans, pour que le Coran vive toujours « dans les cœurs des hommes », la lecture ou l’écriture doivent toujours être orientées et contrôlées par la récitation et par le ḥifẓ.
Omar Hamdan a par ailleurs montré que le muṣḥaf du roi Fuʾād ne respectait pas toujours les règles de ce rasm al-ʿuṯmānī.
Quelles perspectives de recherche ?
Dans son intervention conclusive, Asma Hilali a proposé un programme pour les recherches à venir. Elle propose notamment d’intégrer la question des éditions au sein d’une archéologie des savoirs.