Progrès spirituel et progrès intellectuel

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar Lundi 7 mai 2018

Le 7 mai s’est tenue une nouvelle séance de notre séminaire mixte al-Azhar-Idéo, à la Faculté des langues et traductions. Le thème retenu était celui de « foi et raison », à partir du commentaire d’un texte du célèbre prédicateur égyptien Muḥammad al-Ghazālī (1917‒1996) tiré de son ouvrage Les pilliers de la foi, entre la raison et le cœur (Rakāʾiz al-īmān, bayn al-ʿaql wa-l-qalb, 1974). Le chapitre étudié était intitulé « L’écart entre progrès spirituel et progrès intellectuel ».
Dans ce chapitre, l’auteur lance tout d’abord un appel à une piété qui ne soit pas au détriment de l’homme et de son développement. Il fait ensuite une description du monde qui se perd dans un matérialisme stérile, et un rationalisme errant, coupé de la foi en Dieu, avant de faire le constat que ni le judaïsme, ni le christianisme, ni l’islam n’apportent de réponses convaincantes aujourd’hui à l’équilibre spirituel de l’homme. L’auteur conclut sur un appel à mettre en pratique un vrai islam, qui ordonne le bien et qui interdise le mal.


Les trois intervenants ont présenté divers aspects du texte. Le frère Jean Druel a étudié la construction littéraire du texte, Mme Héba Mahrous a montré comment la vision de l’auteur s’inscrivait dans un cadre musulman plus général, et M. Ahmad al-Shamli a replacé ce chapitre dans le cadre de l’ouvrage dans son ensemble.

La discussion qui a suivi a soulevé les questions suivantes : un texte à portée clairement apologétique est-il le meilleur angle d’approche pour une question philosophique et théologique ? Comment aborder les généralisations qui caractérisent le genre littéraire de la prédication ? Comment évaluer le recours aux sciences humaines dans le texte ? Le simple fait que l’auteur aie recours à des auteurs non-musulmans (ToynbeeCarrel) est une preuve d’ouverture en soi mais dans le plan du texte, les sciences humaines servent aussi de faire-valoir à l’idée que l’homme a une connaissance très limitée de lui-même et qu’il faut mieux faire confiance à Dieu pour dire qui est l’homme et de quoi il a besoin. Enfin, il semble que l’auteur assimile purement et simplement la « raison » à l’« islam », ce qui a pour conséquence de faire disparaître automatiquement la tension avec la foi, sans plus de discussion. Une autre conséquence de cette identification entre la raison et l’islam est que les autres religions sont nécessairement irrationnelles, puisqu’elles ne sont pas l’islam.
Enfin, la conclusion de l’auteur sur la nécessité « d’ordonner le bien et d’interdire le mal » (al-amr bi-l-maʿrūf wa-l-nahy ʿan al-munkar) est extrêmement ambiguë car al-Ghazālī ne prend nulle part la peine d’insister sur la difficulté à discerner le bien du mal dans les situations particulières.

L’épistémologie d’Ibn Taymiyya

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar  Jeudi 22 mars 2018

Pour cette nouvelle séance de notre séminaire mixte Azhar-Idéo, nous avons choisi de commenter un même texte, afin de mettre en évidence le processus d’interprétation et de confronter nos approches. Nous avons choisi un extrait d’un texte d’Ibn Taymiyya, qui a été commenté par trois chercheurs: le frère Adrien Candiard, membre de l’Idéo, Mme Héba El-Zéftaoui, maître-assistante, et M. Ziyad Farrouh, maître de conférence.
 
Ibn Taymiyya (m. 728/1328) est un auteur extrêment prolixe, qui a passé sa vie à écrire des traités et des fatwās, dont la plupart attaquent violemment les savants de son époque, en particulier les chiites, les chrétiens et les soufis de l’école d’Ibn ʿArabī (m. 638/1240). Ibn Taymiyya, cet homme à l’intelligence vive, reproche à la tradition musulmane de n’avoir abouti à aucun résultat certain dans la connaissance de Dieu, mais uniquement à des querelles d’écoles et des fantasmes sur Dieu.
 
Dans la longue fatwā introductive à son ouvrage Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql, Ibn Taymiyya présente une justification de la possibilité humaine de dire des choses sur Dieu, ainsi qu’une méthode rationnelle pour ne pas s’égarer. Il se distingue à la fois des ašʿarites, réprésentés par Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1209), qui donnent le dernier mot à la raison (ʿaql) et des ḥanbalites, dont il est lui-même le disciple, représentés par exemple par Ibn Qudāma (m. 620/1223), qui donnent le dernier mot à la tradition (naql), car il réfute l’idée même qu’il faille choisir entre les deux. Raison humaine et tradition révélée ne sont pas en opposition mais elles doivent pouvoir exprimer la même vérité sur Dieu.
 
La voie épistémologique explorée par Ibn Taymiyya part du principe que la seule chose sûre et vraie est Dieu lui-même, qu’Il révèle sa parole de manière rationnelle et accessible à l’intelligence humaine. Or, Dieu étant transcendant, aucune de nos méthodes humaines d’analyse logique ne s’applique à lui, et plutôt que le syllogisme (qiyās šumūl) ou l’analogie (qiyās tamṯīl), Ibn Taymiyya explicite la voie qu’il trouve à l’œuvre dans le Coran ou les hadiths : la « voie d’éminence » (qiyās awlā), selon laquelle on peut attribuer à Dieu toutes les perfections. Ce faisant, il dépasse par le haut le débat sur les attributs divins, entre univocité (les attributs de Dieu sont analogues aux attributs humains) et équivocité (les attributs divins n’ont aucun rapport avec les attributs humains).
 
De manière plus fondamentale, Ibn Taymiyya récuse tout raisonnement qui serait un pur jeu logique de langage. Il trouve plus sûr de partir du donné révélé, Coran et Ḥadīṯ, pour construire un raisonnement logique. En d’autres termes, il est nominaliste : il refuse de confondre les réalités mentales et le réel, et reproche aux théologiens, rationalistes ou traditionalistes, de croire que les fruits de leur ratiocination expriment quelque réalité sur Dieu. Pratiquement, on peut dire qu’Ibn Taymiyya construit des analogies ayant pour prémisses le texte révélé et non pas des vérités « éternelles » élaborées par l’esprit humain.
 
Les trois présentations ont insisté sur des points différents, historiques ou théologiques. La discussion a montré que l’ašʿarisme, qui est l’école officielle de théologie suivie par al-Azhar, a évolué et que les attaques d’Ibn Taymiyya au XIVᵉ siècle ne sont plus toujours pertinentes aujourd’hui. En revanche, toutes les écoles théologiques sont enseignées à l’université dans les facultés théologiques, et pas uniquement l’aš ʿarisme.
 
La question sur laquelle nous avons clos nos discussions est celle de la place de la foi, entre raison et tradition. Ce sera le thème de notre prochaine rencontre, fin avril.

Le littéralisme

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar Lundi 27 novembre 2017

Une nouvelle séance du cycle de rencontres organisées dans le cadre de la collaboration entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo et visant à examiner la question de l’extrémisme a eu lieu le lundi 27 novembre 2017 à la Faculté des sciences humaines (jeunes filles) sur le thème du littéralisme.

Trois interventions représentant les deux côtés ont été données.

Khalil Mahmoud, assistant au Département d’islamologie de la Faculté des langues et de traduction (garçons), a commencé par aborder les traits caractéristiques de la lecture extrémiste du texte coranique ainsi que les nombreuses interprétations erronées et déviations qui pourraient naître de tout travail qui ne tient pas compte des exégèses du Noble Coran. Il a ensuite mis en garde contre l’ignorance et la négligence de quelques éléments fort importants dans la compréhension du message divin ; tels que le cadre conceptuel, le cadre contextuel, en plus des causes et des circonstances de la révélation des versets coraniques. Il a également tenté de mettre la lumière la faiblesse de la lecture littéraliste des textes fondamentaux en l’absence d’une théorie suffisante dans l’exégèse.

Frère Jean Druel, directeur de l’Idéo, a ensuite pris la parole pour approcher le sujet en partant d’une lecture d’un article de Gilles Dorival (Professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de l’Histoire des traditions bibliques) sur l’interprétation biblique pour se poser d’office des interrogations fort importantes : qu’est-ce qu’interpréter veut dire ? Le lecteur intervient-il ou non dans la construction du sens ? Peut-il s’appuyer sur ses connaissances personnelles ? Partant de Théagène de Rhégium (VIᵉ av. J.-C.), qui fut l’un des premiers à poser la question de l’interprétation, face aux poèmes homériques, et à en proposer une exégèse allégorique. Ces textes recèlent plusieurs sens : un sens premier apparent et plusieurs types de sens caché que le lecteur est invité à construire. Dans la même perspective, et toujours autour de la question de l’interprétation, le frère Druel évoque l’apport de Philon d’Alexandrie (Iᵉʳ s. ap. J.-C.) pour la mise en œuvre de l’exégèse allégorique à la Bible, exégèse qui permettait d’évacuer certaines difficultés du sens littéral. Selon ce dernier, le sens allégorique vient compléter et enrichir le sens littéral. Par ailleurs, le frère Druel rappelle aussi la pensée de Cassien (Vᵉ siècle) à propos des fondements de l’Écriture sainte et la richesse de la doctrine spirituelle des quatre sens ou niveaux de lecture que proposent le judaïsme et le christianisme : littéral, allégorique, tropologique et anagogique. Il termine sa réflexion en attirant l’attention du public sur les faits suivants : il n’y a pas de sens indépendamment du lecteur. Le sens littéral lui-même n’est pas immédiat, il est à construire et ceci nécessite le déploiement des outils et des connaissances adéquats, tenant sans cesse compte de l’évolution des mots et des connotations. Autant de choses qui permettraient d’éviter l’appauvrissement du sens et le littéralisme qu’il qualifie de « maladie de l’interprétation ».

Mlle Merihan Ali, assistante au Département de langue et de littérature françaises et d’interprétation, a commencé sa communication par une définition de la notion du littéralisme et une distinction entre cette dernière et une autre notion limitrophe, la littéralité. Elle a choisi de diviser son exposé en trois parties représentants les trois champs d’application de la notion étudiée. Premièrement, le littéralisme et la doctrine islamique où elle a mis l’accent sur l’importance des lectures et des raisonnements critiques (iǧtihād) pour trouver la voie d’une fidélité qui ne soit pas aveugle aux évolutions du temps et à la diversité des sociétés. Deuxièmement, le littéralisme et l’interprétation coranique où elle avancé un nombre d’exemples de traduction littéraliste de quelques versets coraniques et de textes de la Sunna, afin de montrer l’effet néfaste de toute interprétation mal fondée qui viserait à émettre des avis jurisprudentiels sans posséder les compétences nécessaires. Et troisièmement, le littéralisme et l’interprétation bibliques, où elle a mis l’accent sur l’allégorie en tant que procédé d’interprétation de l’Écriture biblique largement employé par les exégètes juifs et chrétiens au cours des siècles.

Elle a ensuite terminé ses propos en concluant que même si la véracité de la Parole divine est absolue, il n’en découle pas que nous ayons accès à cette vérité. Ce n’est que par le moyen d’une lecture objective du texte suscitant une pluralité d’interprétations et cédant la place à la raison, la méditation et l’iǧtihād que l’on peut dégager l’esprit de la révélation divine.

Les trois interventions ont donné lieu à une discussion très riche au cours de laquelle Mme le professeur Roqaya Gabr a rappelé l’importance du travail de regroupement et de traduction, effectué par un groupe de spécialistes, dans le cadre d’un projet du ministère des Waqfs, des travaux des exégètes accrédités par al-Azhar : al-Montakhab, la Sélection dans l’exégèse du Saint Coran, arabe-français en 4 volumes. La première version d’al-Montakhab a été éditée en 1997 par le Conseil supérieur des affaires islamiques affilié à al-Azhar.

Pour sa part, le frère Rémi Chéno a loué cet effort de la part d’al-Azhar tout en attirant l’attention sur la nécessité de respecter l’ouverture d’un texte et d’accepter le fait qu’il se prête à de multiples interprétations.

Prof. Sahar Samir Youssef, responsable de la Section française, Faculté des sciences humaines (jeunes filles)

Définitions historiques de la wasaṭiyya

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar  Samedi 30 septembre 2017

Le 30 septembre 2017 s’est tenue la quatrième séance de notre séminaire mixte Azhar-Idéo. Le thème retenu était celui des définitions historiques de la wasaṭiyya, que l’on traduit habituellement par ‘juste milieu’.

Trois intervenants ont présenté leur recherche sur ce thème : Mlle Inès Ata, de la Faculté des sciences humaines (jeunes filles), M. Tarek Amin, de la Faculté des langues et traductions (garçons) et le frère Jean Druel, de l’Idéo. Tous les intervenants ont redit cette évidence que chaque courant musulman pense qu’il est dans le juste milieu, par rapport à des extrêmes qu’il condamne, que ce soit des extrêmes sécularisés, littéralistes ou violents, entre tafrīṭ ‘indifférence’ et ġulū ‘exagération’.

Il est donc impossible de définir le ‘juste milieu’ de manière absolue si l’on s’en tient à sa dimension de vertu morale, chacun pouvant revendiquer de s’y tenir. Ou pour dire les choses autrement, il est vain de vouloir définir la wasaṭiyya comme un juste milieu entre le sécularisme et le jihadisme. Si le ‘juste milieu’ est un compromis entre les deux, le jihadiste a raison de prétendre qu’il est ‘plus musulman’ que les autres, ce qui est dévastateur pour la communauté.

Historiquement, la wasaṭiyya s’enracine dans l’expression coranique wa-kaḏālika ǧaʿalnākum ummatan wasaṭan (Q2, al-Baqara, 143), que Denise Masson traduit : ‘Nous avons fait de vous une Communauté éloignée des extrêmes’. Une interprétation fréquente de cette expression est que l’islam est un juste milieu entre un judaïsme perçu comme trop centré sur la loi et un christianisme tellement spirituel qu’il en est inapplicable. Dans cette configuration, on ne devient pas ‘plus musulman’ en se rapprochant d’un extrême. Les intervenants ont aussi insisté sur la dimension communautaire de l’islam portée par le verset coranique cité, où le consensus entre les croyants est censé être un garde-fou contre les extrémismes.

Enfin, en théologie musulmane, la wasaṭiyya est l’apanage de l’école ašʿarite, qui se définit comme un équilibre entre un littéralisme qui renoncerait à interroger rationnellement le texte et un rationalisme qui n’aurait pas de compte à rendre à la lettre du texte. Dans cette configuration, c’est l’équilibre et la négociation entre la lettre et la raison qui fait l’islam, pas l’abandon d’une de ces deux composantes.

L’efficacité du discours religieux : entre les enseignements et le réel

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar  Lundi 8 mai 2017

La troisième séance du cycle de rencontres organisées dans le cadre de la collaboration entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo et visant à examiner la question de l’extrémisme a eu lieu le lundi 8 mai 2017 à la faculté des Sciences Humaines pour jeunes filles.

Comme les deux fois précédentes, trois interventions furent présentées :

Hazem al-Rahmani a abordé l’aspect didactique du discours religieux en s’appuyant sur les composantes de l’acte communicatif pour énumérer ensuite les facteurs qui nuisent à l’efficacité de ce discours : stéréotypes, amalgames, intimidation, etc. Il a également proposé plusieurs conditions à remplir pour rendre le discours plus efficace, entre daʿwā (appel à la conversion) et takfīr (excommunication), fraternité et rivalité, flexibilité et rigidité, paix et guerre, cohabitation et exclusion. Il conclut en soulignant l’importance de mettre en valeur les objectifs de la loi (maqāṣid al-šarīʿa) et l’interprétation adéquate de la parole divine, tout en se gardant de revêtir le politique d’un caractère sacré.

Adrien Candiard est parti d’un fait divers qui a eu lieu au Brésil en 2009 et qui a révélé le degré d’inhumanité auquel peuvent arriver les humains s’ils appliquent strictement les règles morales déduites de la loi religieuse. Il s’agissait du cas d’une fillette contrainte d’avorter après un viol, qui avait été excommuniée par son évêque. Adrien s’est concentré sur ce rapport très complexe entre la loi et son application dans les cas limites. Les théologiens du Moyen Âge ont repris aux philosophes le concept d’épikie (équité), qui donne la priorité à l’esprit sur la lettre de la loi. L’enjeu n’est donc plus d’appliquer la loi de manière « modérée », comme si elle contenait un potentiel de violence quand elle est appliquée à des cas limites, mais d’appliquer la loi entièrement, jusque dans son esprit même.

Nada Abdel Mohssen a choisi de recenser en premier lieu les différentes catégories du discours religieux ainsi que les mécanismes qui régissent actuellement son élaboration, sans oublier les défis qui s’opposent à son efficacité. Elle a tenté ensuite d’analyser les causes du décalage entre les enseignements et le réel, et les maux qui entravent la transformation souhaitée en matière de discours religieux. Elle a également rappelé l’initiative de l’imam Muḥammad ʿAbduh (1850‒1905), figure incontournable de la réforme de la jurisprudence islamique. Elle a terminé sa réflexion en avançant quelques recommandations ayant trait au rôle et prérogatives des prédicateurs, dont la plus importante est la nécessité de se replonger sans cesse dans les sources de la culture musulmane.

Les trois interventions ont donné lieu à une discussion très animée : Rémi Chéno a rappelé la théorie de Pierre Bourdieu (1930‒2002) sur les pôles producteurs de discours religieux, normatif, innovateur et reproducteur, suggérant d’y rajouter le pôle des médias. Oussama Nabil a, de son côté, insisté sur le besoin qu’il y a à bien distinguer entre un discours religieux protégé, accrédité, et un discours libre, souvent sauvage. Jean Druel a rappelé à la fois l’importance et l’urgence de produire un discours plus enraciné dans la tradition (turāṯ), si l’on veut qu’il soit plus efficace envers certains courants musulmans, salafistes en particulier.

Il semble que notre réflexion bute sur la question de la « modération », du « juste milieu », dont l’enseignement religieux à al-Azhar se réclame et qui mériterait qu’on définisse ses outils et sa relation avec la réflexion rationnelle. Que signifie pratiquement « modérer son discours » ? Comment enseigner en tenant un « juste milieu » ?

Rationalité et affectivité dans les discours religieux et extrémiste : l’exemple de la fraternité

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar Samedi 25 mars 2017

Le samedi 25 mars a eu lieu la deuxième rencontre entre l’Idéo et le DEIF (Département des Études Islamiques en Français) à la faculté des langues et traduction (garçons) de l’université d’al-Azhar. La rencontre traitait de « la rationalité et l’affectivité dans les discours religieux et extrémiste, l’exemple de la fraternité » et approfondissait ainsi le thème de l’extrémisme lancé lors de la première rencontre en abordant une valeur religieuse précise, la fraternité.

La première intervention, faite par Hazem al-Rahmany, étudiant du DEIF, consista en deux points : un tour d’horizon de l’appel à la fraternité universelle dans les textes fondateurs du judaïsme, du christianisme et de l’islam, appel cosmique mis en regard avec les discours institutionnels actuels. Si ceux du Vatican (Jean-Paul II, François) ou des cheikhs d’al-Azhar (Aḥmad al-Ṭayyib, Muṣṭafā al-Marāġī) vont dans ce sens, les organisations extrémistes comme Daesh se caractérisent au contraire par une fraternité restrictive excluant les mécréants étrangers et même les membres de la famille biologique.

La deuxième intervention fut le fait de Hind Amin, assistante à la faculté des sciences humaines et détentrice d’un magister de traduction effectué à partir de l’ouvrage Le terrorisme d’Arnaud Blin. Hind se concentra sur la question : le discours religieux engendre-t-il l’extrémisme ? Elle a exposé quatre mécanismes du discours religieux : (1) amalgame entre religion et pensée, (2) retour à un principe premier universel, (3) fondement sur des ancêtres sacralisés et (4) utilisation d’affirmations péremptoires ou arguments d’autorité. Puis Hind a proposé une thèse : le discours extrémiste trouve son origine dans les idéologies révolutionnaires du xxᵉ siècle reprises par les mouvements de décolonisation. L’islamisme se situe dans cette continuité historique générale enrichie de causes spécifiques au monde arabe (question palestinienne, révolution iranienne, invasion soviétique en Afghanistan).

La troisième intervention a vu parler Rémi, membre de l’Idéo. Il a proposé sur la fraternité une étude historique de ses usages en Occident depuis son origine grecque contenant déjà la dualité entre limitation à une communauté (la cité) et universalisme (chez les stoïciens puis néo-pythagoriciens), ses développements chrétiens qui, des relations dans une « maison de l’esprit », appelle à une « nouvelle création », ont vu le sens de la fraternité se recroqueviller sur les communautés chrétiennes jusqu’aux seules congrégations. La notion a subi alors la critique de Luther qui ne réussit cependant pas à la ré-universaliser, en restant à une « fraternité sainte dans le baptême ». C’est le piétisme de Johan Arndt qui, au xᴠɪɪᵉ, revient à une fraternité spirituelle, celle qui sera sécularisée par les Francs-Maçons et la Révolution française. Rémi a alors proposé une théologie chrétienne de la fraternité : par distinction d’un amour fraternel originaire, il se fonde sur les querelles fratricides de la Bible pour montrer que cet amour n’est pas originel mais toujours à construire, qu’il est une réalité du Royaume des cieux à laquelle il convient de se préparer en la construisant. Rémi a alors pu proposer le point dirimant qui détruit la fraternité en nationalité : le discours religieux affirme la fraternité comme une grâce divine qu’il convient de réaliser partout, le discours extrémiste la détient et la distribue sélectivement.

La discussion qui s’ensuivit fut très riche et, de l’aveu de tous, plus approfondie et critique, signe de la construction d’une véritable réflexion commune. Un des points de césure fut l’érection ou non de la fratrie comme modèle de la fraternité : l’amour fraternel est-il une origine à retrouver ou constitue-t-il un horizon eschatologique ? Caïn est-il empreint par nature de haine envieuse ou celle-ci est-elle une perturbation d’une pureté originelle de la fratrie ? les frères sont-ils dans une relation d’amour ou de nécessité ? Faut-il alors vraiment poser la fraternité comme le modèle de la relation d’amour universel ? N’y a-t-il pas un oxymore dans la prétention à une fraternité universelle, sachant que la solidarité qu’elle exige risque alors d’être totalement dissoute ? La référence à la famille originaire que suppose l’idée de fraternité n’est-elle pas, comme l’idée de patrimoine, un conservatisme craignant d’affronter la modernité qui suppose au contraire l’auto-fondation du sujet pensant et de la communauté politique ?

L’extrémisme : historique, définition et diagnostic

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar Samedi 18 février 2017

La première rencontre sur la question de l’extrémisme, organisée dans le cadre de la collaboration entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo, avait pour thème « l’extrémisme : historique, définition et diagnostic ». Tout s’est déroulé en français et la matinée de travail a été suivie d’un déjeuner au couvent.

Mohammed Ashraf (doctorant de la Faculté des garçons de Langues et traductions) a présenté plusieurs définitions tirées de dictionnaires et de centres de lutte contre la radicalisation. L’extrémiste a la conviction d’avoir la vérité absolue, et est prêt à recourir à tous les moyens pour l’imposer. Il manifeste une incapacité à accepter d’autres opinions et remet en question la norme socialement acceptée. L’extrémisme est donc un phénomène relatif. Ce qui est jugé extrême dans un contexte ne le sera pas dans un autre contexte. Toute réforme est extrémiste en ce sens qu’elle remet en cause un équilibre social et religieux. En tant qu’il bouscule l’équilibre social de la Mecque, le Prophète peut être qualifié d’extrémiste. Le problème de l’extrémisme n’est donc pas tant son potentiel réformateur que son potentiel de violence.

Pacynthe el Hadidy (maître-assistante de la Faculté féminine des Sciences humaines) a soulevé des questions similaires : si l’extrémisme consiste en l’éloignement par rapport à un centre, qui définit ce centre ? Toute doctrine génère ses extrémistes, que ce soit en politique, en économie, en religion. Le problème principal de l’extrémisme est dans le passage à l’acte violent, mais même dans ce cas, tout est question de point de vue. Les résistants des uns sont les terroristes des autres. L’extrémiste qui commet un acte violent se sent autorisé à faire le mal pour un bien supérieur. Le potentiel de violence que contient l’extrémisme repose souvent sur une déshumanisation de l’adversaire, un refus du dialogue, un sentiment d’impuissance ou de désespoir face à la situation.

Guillaume de Vaulx (chercheur à l’Idéo) a opté pour une approche plus philosophique. Il est parti de la définition suivante du concept d’extrémisme : « déviance à une norme sociale qui se fait au nom de la norme même ». Cette définition contient en son sein le problème : comment lutter contre cette déviance qui se prétend la plus normale ?
Trois attitudes sont possibles :

  1. Dénonciation de l’extrémisme de l’action (la valeur qui sert de norme n’est pas touchée).
  2. Dénonciation de l’hérésie de l’interprétation qui la fonde (l’interprétation orthodoxe de la valeur qui sert de norme est précisée).
  3. Dénonciation de la valeur elle-même et révolution sociale refondant les normes.

Ainsi, sur le nationalisme, pour reprendre l’exemple pris par Pacynthe, on peut s’interroger : le meurtre d’Isaac Rabin est-il juste un acte extrémiste ? le fait d’un sionisme religieux à dénoncer contre le sionisme laïc des fondateurs ? une preuve de l’invalidité même du sionisme (et de tout nationalisme) ?

À cette analyse sociologique, a succédé un questionnement philosophique : avec la première attitude, l’extrémisme signifie que les valeurs ne sont pas des idéaux mais des juste milieux. On retrouve ici l’opposition de l’aristotélisme au platonisme. Cela implique que la valeur n’est pas bonne en soi, qu’on ne doit pas la cultiver intensément (alors que la beauté, la vérité, etc sont des absolus auxquels on tend, sans excès possible), bref, la valeur est dévalorisée. D’où l’appel de Guillaume à repartir des idéaux pour nos séances de travail (la vérité, la piété, etc sont des absolus).

La discussion qui a suivi ces trois exposés a porté sur les questions suivantes : comment évaluer l’ordre social ou religieux établi et mesurer ce qui s’en écarte à l’extrême ? Est-ce que le passage à l’acte violent est le seul problème ou bien faut-il s’opposer aux extrêmes non violents ? Une définition de l’extrémisme est proposée par Guillaume : « L’extrémisme est une déviance de la norme (religieuse, sociale, économique, politique…) faite au nom de cette norme même qu’il souhaite promouvoir à l’extrême. Ce faisant, l’extrémisme force la norme a reconsidérer ses propres idéaux, face au potentiel de violence qu’ils peuvent manifester quand ils sont poussés à l’extrême. »

La prochaine rencontre est fixée au samedi 25 mars prochain à 10 heures à la Faculté des langues et traduction.

Coopération avec l’Université d’al-Azhar

Le 27 novembre 2016, nous avons eu la joie de signer enfin un accord-cadre de coopération avec l’Université d’al-Azhar, les deux départements francophones des facultés de Langues et traduction (garçons) et de Sciences humaines (filles). Des négociations étaient en cours depuis le mois de mars 2015. L’amitié et la persévérance des étudiants et des enseignants a eu raison des réticences administratives et idéologiques. Nous allons maintenant pouvoir organiser des activités en commun.

Le 11 et le 14 janvier 2017 ont eu lieu les deux premières réunions du comité de pilotage de l’accord de coopération entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo. Nous nous sommes mis d’accord pour organiser un séminaire mensuel sur l’extrémisme : historique, définition et diagnostic. Nous voudrions, dans un second temps, planifier des activités communes pour essayer de relever ce défi de l’extrémisme.