Congrès Pluriel « Islam et altérité » à Beyrouth, 23‒27 mai 2022

Synthèse du frère Emmanuel Pisani donnée le 25 mai 2022 à l’issue du Congrès Pluriel « Islam et altérité » à Beyrouth

Dans sa conférence inaugurale, Raja Sakrani a d’emblée posé la thèse de l’ambiguïté de l’islam, de son ambivalence à l’égard de l’autre  pour reprendre le titre du livre de Thomas Bauer: on a une oscillation entre un regard positif d’ouverture, d’attribution de droits, de reconnaissance où l’on peut penser l’altérité en islam dans le cadre d’un « paradigme interculturel », et de l’autre un regard fermé, de rejet de l’autre et de ses croyances avec la mobilisation de distinctions théologiques très fortes, telles le pur et l’impur, distinction d’autant plus opératoires qu’elle est connotée par la notion de sacré et par conséquent non sans lien avec la possibilité de sacrilège. Elle a analysé plusieurs facteurs qui permettent de comprendre pourquoi une pensée islamique de l’altérité est difficile, notamment en mobilisant la notion de ressentiment.

À la lumière de la politologie, de la philosophie de la psychologie, de la psychanalyse aussi – elle a montré comment l’autre est pensé aujourd’hui notamment dans un jeu de miroir où se construit l’identité : à la fois « je est un autre », mais l’autre est aussi une réalité du je. Dans ce cadre, elle a abordé la réalité de « frontière » entre le moi et l’autre, à l’exemple de la femme, du castré et de l’esclave. À cet égard, elle a abordé la question de l’identité sexuelle comme construction. Cette question mise à jour notamment par l’art (théâtre, peinture, caricature) apparait encore comme un impensé en islam et constitue un défi pour la théologie islamique.

Dans le cadre des communications, plusieurs focus.

D’une part, Samir Arbache a abordé la présentation de la réalité de l’altérité dans le Coran et la Sunna, ainsi que sur des réalités culturelles, à partir de quelques exemples emblématiques qui posent débat : la réalité du dialogue (avec une discussion contextualisée sur l’utilisation de verset coranique utilisé habituellement par les acteurs du dialogue), les dhimmis, la sharia, les mariages mixtes, … Du point de vue culturel, il a montré le paradoxe de la part de ceux qui rejettent l’Occident dans ses valeurs mais qui témoignent de « gourmandise » dès lors qu’il s’agit de s’approprier toutes les nouveautés techniques et technologiques venant de l’Occident. Il a conclu cependant sur l’existence de penseurs musulmans qui pensent l’autre (l’Occident) à partir de la manière dont il se dit… mais ces penseurs sont encore aujourd’hui marginalisés.

Mais que dit le Coran de l’altérité ? L’intérêt de l’intervention de Ali Mostfa est d’avoir montré comment le Coran développe une perspective inclusive dans la différence. On parle en effet d’ikhtilāf, et la différence est de l’ordre de la distinction et non de la séparation : le Coran qui est la matrice langagière pour comprendre la notion d’altérité distingue sans séparer, il renvoie à du commun, si j’ose dire, « il distingue pour unir ».

Plusieurs interventions en sciences politiques ont abordé les idéologues et les idéologies de courants en islam qui refusent l’autre.

Ainsi, Haoues Seniguer a présenté le discours du frère musulman al-Qaradawī : il montre que le mouvement correspond à une idéologie intégraliste (Emile Poulat) qui si elle prend des expressions différentes depuis sa fondation par Hasan al-Banna, est marquée par des invariants : cet intégralisme conduit à la définition d’une attitude et d’une sociabilité envers l’autre dans la vie quotidienne. Seniguer montrait à partir du discours d’al-Qaradawī un paradoxe dans la mesure où d’un côté il y a la reconnaissance du dialogue, et même un encouragement, mais d’un autre côté, les idéologues frèristes gardent un discours exclusiviste. Discours sectaire comme l’a montré Wael Saleh. En effet, hors de l’islamisme frériste il n’y a pas d’islam. Il y a l’exclusion des musulmans qui ne sont pas islamistes par une dimension holistique et l’établissement paradoxal d’un culte au fondateur. On est dans une identité assumée comme intrinsèquement conflictuelle.

Ce discours exclusiviste (pas seulement frériste) a aussi été étudiée et présentée par Mounia Aït Kabboura qui a mobilisé la notion philosophique de « mal radical » d’Hannah Arendt pour appréhender la nature du djihadisme violent. Elle a aussi mobilisé la thèse du sociologue palestinien Edward Saïd dans son ouvrage L’Orientalisme pour montrer que l’on a dans ces mouvements la même logique mais inversée, d’où la notion d’orientalisme inversé, que l’on pourrait aussi appelé l’occidentalisme. Elle a montré que cette logique identitaire totalitaire, est à penser avec son pendant, l’idéologie nationaliste qui vise aussi à exclure et à rejeter de la société canadienne, l’immigré. Ces idéologies fermées se nourrissent les unes des autres, se renforcent les unes des autres, en s’appuyant sur le discours exclusiviste de l’autre, ce qui génère une spirale inquiétante.

C’est cette même logique qui a été décrite par Anwar Alam à propos de son étude sur les musulmans en Inde. Le contexte actuel est marqué par la mise en place d’une politique d’hindouïté théorisée au début du XXe siècle et d’ailleurs inspirée par les fascismes européens. Ces politiques définissent l’identité indienne à partir de l’indouisme en opposition à l’autre. Il s’ensuit une politique anti-musulmane très forte, qui vient arrêter, non sans violence, la montée croissante de l’islam en Inde, et la renvoie à un statut précaire de minorité et de subordination. De cela, il s’ensuit un renforcement du communautarisme islamique : il s’agit de faire corps face à un autre hostile.

Le rapport entre religion et ethnie a aussi été exposé par Cedomir Nesorovic à propos de l’ex-Yougoslavie. Il a montré comment l’appartenance à l’islam a pu contribuer à créer de la différence dans un contexte où des hommes d’une même ethnie se sont différenciées à partir de la variable religieuse. Il montre que la variable religieuse a fini par épouser la variable ethnique si bien que des hommes et des femmes d’une même ethnie en sont venus à être distingués ethniquement, en raison de leur religion.

Il reste que si la religion joue un rôle identitaire, cette identité est-elle compatible avec la reconnaissance de l’autre ? C’est la question qu’a posé Antoine Fleyfel à propos des chrétiens d’Orient. Il a montré que dans le cas de l’identité chrétienne qu’elle n’est pas en soi opposée à l’autre. Le nationalisme arabe dans un espace citoyen a voulu accoucher d’un projet commun entre chrétiens et musulmans, mais sa récupération islamique n’a pas permis aux chrétiens d’adhérer majoritairement à ce projet. Le projet de créer une théologie chrétienne du pluralisme pour fonder un lieu commun qui accorde toute sa place aux musulmans a aussi échoué. Aujourd’hui, la crise identitaire que les chrétiens d’Orient traversent est marquée par un effondrement de la présence des chrétiens. Les concepts d’arabité, de coptitude, sont devenus creux. Il s’ensuit un repli sur soi-même qui compromet l’ouverture des chrétiens à l’autre et par conséquent, leur contribution culturelle, ce qui est tout à fait contraire à tout l’engament des chrétiens depuis la Nahda. Il s’ensuit du côté des chrétiens une tentation exclusiviste. C’est la tentation de la fermeture, par mimétisme de l’autre, dont nous a parlé Michel Younès à la lumière de la philosophie de Paul Ricoeur et auquel répond le dialogue narratif qui laisse au contraire toute sa place à l’autre.

Si les mouvements exclusivistes ont réussi à s’imposer politiquement dans plusieurs pays, notamment en surfant sur les printemps arabes, qu’en est-il alors de leur politique à l’égard de l’autre – au niveau national – mais aussi de l’autre au niveau de la politique étrangère, sur la scène internationale ?

Amina Dhrimeur a analysé le discours du PJD (Parti de la justice et du développement) au Maroc et qui est au pouvoir depuis 2011. Elle montre qu’il y a un discours fondé sur une double opposition : l’opposition entre la masse et l’élite (au sein de la société marocaine : l’élite étant corrompue) et l’opposition entre le marocain et le non-marocain. Pour autant, sur le plan international, la normalisation avec Israël semble paradoxale. Elle témoigne d’un certain pragmatisme de la part de ce parti politique.

Sur la scène internationale, justement, Mohamed-Ali Adraoui a montré à partir d’une lecture constructiviste (c’est-à-dire une lecture qui montre que le discours intérieur à des conséquences en politique internationale), que les islamistes inscrivent leur discours dans une perspective internationaliste. Ainsi, dans la mesure où l’Etat-Nation est une construction occidentale, ils doivent être pour eux dépassé. Là encore, il a montré une tension puisque à la fois le nationalisme est exacerbé, mais seulement comme constituant une étape. Ainsi, on voit en Tunisie que le mouvement Nahda promeut la personnalité islamique de la Tunisie pour qu’elle retrouve son rôle « en tant que base de la civilisation islamique en Afrique et mettre fin à l’état d’aliénation et d’égarement ». Il s’agit de « renouveler la pensée islamique à la lumière des fondements de l’islam et des exigences du progrès et son épuration des reliques des temps de décadence et l’influence de l’occidentalisation ».

Mais au-delà des idéologies exclusivistes, qu’en est-il du dialogue et d’une pensée pluraliste en islam ? Qu’en est-il d’un discours opposé à l’exclusivisme violent ? Dirk Ansorge a étudié l’approche de Muhammad Tahir al-Qadri, savant pakistanais, qui a condamné le terrorisme islamiste et propose une approche des droits humains et de la démocratie, mais son approche n’est pas sans problème puisqu’elle finit par englober l’autre et n’honore pas réellement le respect de l’altérité tandis que Asli Karaca montre que la femme est aussi le prototype de l’autre et que l’on assiste à une contestation du statut personnel de la femme et à son évolution en Égypte et Palestine dans une perspective citoyenne qui ne concerne pas seulement l’opposition entre musulmans et non musulmans. Cependant, au-delà des discours d’ouverture et d’égalité, elle constate la persistance de l’infériorisation de la femme en tant que citoyenne et par conséquent le fossé entre des déclarations politiques prêchant l’égalité citoyenne et les pratiques sur le terrain. De même, pour le Maroc, nonobstant la Déclaration de Marrakech de 2016 sur les minorités religieuses, Youssef Boutahar, en abordant le contrôle par l’institution de l’Imarat al-Mouminin des champs politiques et religieux, il a montré les restrictions qui entourent les libertés d’expression des minorités chrétiennes, bahaiyya, Shiia. La situation ne semble pas évoluée, à l’aire des enjeux de sécurité religieuse.

La perspective de la citoyenneté est aujourd’hui défendue par al-Azhar comme l’a présenté Mohamed Gamel Ali, même s’il a montré que la conception de la liberté religieuse promue par al-Azhar ne recoupe pas pleinement celle de la Déclaration des droits de l’homme. Il y a un effort de repenser certains concepts traditionnels et de les adapter à la réalité d’aujourd’hui. Symptomatique à cet égard et la réévaluation des concepts de dār al-islam / dār al-ḥarb comme l’a présenté Farid Bouchiba soulignant la capacité des penseurs musulmans à l’adaptabilité, à la flexibilité des discours de la normativité islamique concernant les territoires, qui permet notamment de justifier la présence de musulmans en Europe, sans appeler à leur émigration et donc d’inscrire le discours dans un cadre mondialisé.

Au-delà d’un pluralisme qui reconnait l’autre, il y a aussi un pluralisme actif qui revient à appelle à se pencher sur l’autre, à chercher à le connaître et à la reconnaître.

C’est ce pluralisme actif qui a été vécu en Afrique du nord par la présence des pères blancs. Comme l’a montré Rémi Caucanas, il y a eu de leur part un choix délibéré après la période coloniale de vivre en milieu musulman pour les connaître et ils ont recherché volontairement à s’inculturer, cad à se laisser changer par eux. Mais qu’en est-il du côté musulman ?

Vanessa Breidy a proposé une perspective shiite à partir d’un auteur, le Dr. Mohammad Ali Shomali. Le fondement est celui de l’amour de Dieu qui fonde l’unité des hommes.

Cette question de l’amour développé par les mystiques comme l’a rappelé Raja Sakrani, a aussi été traitée par notre conférencier Gabriel Reynolds dans sa conférence sur le salut universel du point de vue du Coran. L’amour de Dieu, sa miséricorde pour tous est un fondement au dialogue dans la mesure où il n’est pas nécessaire de ramener l’autre à soi pour le sauver. Il conditionne le dialogue authentique et sincère dans lequel l’identité ne s’oppose pas à l’altérité mais s’ouvre à elle, comme l’a rappelé dans sa conférence inaugurale le Recteur de l’Université Saint Joseph, Salim Daccache, reprenant la définition du dialogue du pape François lors de sa visite officielle à al-Azhar le 28 avril 2017.

Le soufisme musulman est-il par essence poétique ?

Jaafar ben el Haj Soulam

L’Université ʿAbd al-Malik as-Saadi à Tétouan au Maroc

icon-calendar Dimanche 23 janvier 2022

Intervenant Jaafar el Haj Soulami : Professeur de la chair d’études andalouses et marocaines de la Faculté des Lettres et des sciences humaines de l’Université ‘Abd al-Malik as-Saadi à Tétouan au Maroc. Vous êtes Docteur de l’Université Paris IV Sorbonne et de la Faculté des Lettres et des sciences humaines de Fés, vos champs de recherche sont la littérature, l’histoire médiévale et moderne, la mythologie, la pensée islamique ou encore la philologie des textes arabes.

Introduction à la conférence par le frère Emmanuel Pisani

Le poète Nūr al-Dīn Jāmi définit la poésie comme « un présent venu de l’autre monde ». Il est vrai que la poésie est contemplation, dépassement du regard, création, sagesse, dévoilement au point qu’elle ouvre des espaces et des horizons que l’on on ne saurait atteindre sans elle. Il n’est pas surprenant que nombreux théologiens y aient vu un lieu théologique, même parfois le lieu théologique par excellence, car elle dit l’ineffable, touche l’indicible, révèle les profondeurs de l’autre, dévoile celles du Tout-Autre.

Le poète Nūr al-Dīn Jāmi définit la poésie comme « un présent venu de l’autre monde ». Il est vrai que la poésie est contemplation, dépassement du regard, création, sagesse, dévoilement au point qu’elle ouvre des espaces et des horizons que l’on on ne saurait atteindre sans elle. Il n’est pas surprenant que nombreux théologiens y aient vu un lieu théologique, même parfois le lieu théologique par excellence, car elle dit l’ineffable, touche l’indicible, révèle les profondeurs de l’autre, dévoile celles du Tout-Autre.

On connait l’importance de la poésie dans l’islam : son omniprésence, dans la littérature bien sûr, mais aussi dans des traités de théologie ou encore même de grammaire. Pour autant, on souligne aussi son « ambivalence », ambivalence qui n’a pas échappé à certains théologiens dans leur appréciation théologique. C’est qu’il plane comme un soupçon sur les poètes. En soi, ce soupçon n’est pas nouveau. Platon, déjà dans La République, appelait à chasser les poètes de la cité. Les chasser, parce que leurs histoires peuvent troubler l’âme des citoyens, les chasser parce que leurs vies donnent des exemples qui peuvent être contraires à la morale. Cependant, le propos de Platon est nuancé, et, sous certaines conditions, le philosophe soutient aussi qu’elle est nécessaire à l’éducation des gardiens, et qu’elle est une musique qui a aussi ses vertus.

L’islam, comme religion de la parole sublime et divine inscrite dans un livre, devrait être la religion de la poésie, de sa réhabilitation définitive. Pourtant, peut-être parce que certains poètes ont voulu rivaliser avec la texture coranique, les poètes musulmans ont aussi pu être traduits devant des tribunaux islamiques. Cependant, malgré ses condamnations, la poésie dans les mondes de l’islam est toujours présente et vivante. Que dit cette poésie ? Comment s’exprime-t-elle ?

L’univers poétique de la langue arabe et des langues de l’islam peut-il transcender les particularismes propres à chaque culture ? Autrement, la poésie des soufis peut-elle rejoindre l’âme, le cœur profond de tout homme ? Est-elle cet art qui par son harmonie, par la dimension vibratoire des mots et des images parvient à atteindre l’universel ? Qu’en disent les poètes de l’islam, qu’en disent les poètes soufis ?

Compte rendu de la conférence

Dans un premier point, le professeur Jaafar a défini le soufisme comme l’équivalent de la mystique chrétienne. Il s’agit d’un système d’idées sunnite qui entend inscrire l’islam dans sa dimension spirituelle. Il ne s’agit pas d’opposer le soufisme à la sharia ou au dogme. Les piliers de l’islam y sont affirmés et vécus. L’adab a permis d’organiser les détails de la vie quotidienne du soufi, son rapport à l’espace, aux autres, à Dieu.

La liturgie soufie, celle des prières et des récitations, est profondément linguistique. Une fois encore, elle accorde toute sa place à la langue arabe, langue sacrée qui permet de s’approcher de Dieu et de son prophète.

Le professeur Jaafar remarquait que « la langue naturelle, sacrée ou non sacrée, comporte deux types d’expression : le style direct, clair, net, concret ou mécanique, et le type dépassant de loin le style direct : c’est-à-dire, l’image, la métaphore, le symbole, la parabole, c’est-à-dire tout ce qui pousse souvent à une interprétation continue ». Si le Coran repose essentiellement sur « l’exploitation de la littérarité de la langue, appelée souvent poétique, c’est-à-dire sur l’usage de la langue imagée, (أمثال أو تمثيل) métaphorique, (مجاز أو استعارة) voire symbolique, (رمز) et rythmée, (فواصل، سجع، تناسب، طباق، جناس), la langue, concrète ou métaphorique, décrit le monde, l’exprime, d’une part, et le recrée continuellement, d’une autre part ».

Il en déduit que la langue est une recréation du monde concret, création du monde non concret. Le soufi par la poésie veut transformer le monde en changeant les individus, par l’infusion de la connaissance mystique à l’exemple de l’enseignement de Šaqīq al-Balḫī (II h/VIII) qui voit dans le soufisme le prolongement de la mission prophétique.

Le choix de la poésie s’appuie sur la conviction que la poésie est « le genre littéraire par excellence », malgré certaines critiques coraniques. Elle permet de reconnaitre et d’une certaine manière de confesser la réalité du péché pour laquelle les musulmans ont toujours étaient prudents. Mais il y a surtout une pédagogie. Loin des traités rationnels des muʿtazilites, la poésie soufie rejoint l’âme des masses. Elle s’accompagne aussi du chant et de la musique. Il s’ensuivit une pénétration des thèmes et idées soufies non seulement auprès de l’élite mais aussi des masses.

Cependant, les soufis connurent aussi la persécution sous le pouvoir sunnite en al-Andalus. Déjà au IV h /X, le califat sunnite omeyyade regardait avec méfiance la doctrine d’Ibn Masarra (m.317h/929-930), doctrine ésotérique dont ont trouve des éléments qui empruntent au shiisme ismaélite ou à la philosophie grecque d’Empédocle.

En réponse à la Reconquista, les Almoravides affichèrent une politique rigoureuse pour défendre l’islam contre des interprétations jugées hétérodoxes. L’émir ʿAlī b. Yusūf, (500-537h/1106-1142) fit brûler l’Iḥyaʾ ʿulūm al-dīn, La revivification des sciences de la religion, en l’an 503h/1109-1110.

Avec la prise du pouvoir par les Almohades, l’idéologie se veut plus universaliste, mais les soufis furent aussi persécutés. Des juristes malékites furent pris à partie, Averroès et ses disciples furent contraints à l’exil. La musique et le chant furent interdits. Dans ce contexte, les soufis furent contraints à l’anonymat ou à l’exil. Ibn ʿArabī décida de s’exiler au Mashreq. Mais la libéralité du pouvoir envers les soufis était toute relative. Par la poésie, que la sharia protégeait, il fut ainsi possible de poursuivre l’expression des doubles vérités, des doubles sens, et « d’absorber et d’intensifier les symboles, les métaphores, en bref, de créer un monde poétisé, au-delà de la perception des masses, des littéralistes, de l’exotérisme, et capable parallèlement de les influer grâce à la mémorisation, au chant et à la musique ».

« Ce choix permettait d’échapper autant bien à la censure sociale qu’à la censure politique. À ce niveau, les soufis gagnèrent historiquement la bataille politico-intellectuelle. Et non seulement ils épargnèrent leurs têtes, évitèrent la persécution, mais aussi ils arrivèrent à monopoliser idéologiquement autant bien les masses que les élites, et ce depuis l’époque almohade jusqu’à nos jours, avec des exceptions restreintes à noter ».

Certes, la poésie connut une transformation. On abandonna certaines thématiques telles l’éloge des femmes ou du vin. En Occident musulman, ils utilisèrent les genres muwaš-šahs et zaǧal. La langue était accessible aux masses, tandis que la poésie était accompagnée par la musique.

Les soufis inventèrent aussi de nouveaux genres prosaïques pour la diffusion de leur enseignement spirituel. Ils se caractérisent « par une haute poétisation du style » à l’instar des prières (ṣalat), de la sagesse (ḥikma), des nativités (mawlid).

Quelques exemples

a. Le poème d’Abu-l-Hasan al-Musaffir as-Sabti :

1. أَنا عُصفورٌ، وَهاذا قَفَصــــــــــي * كانَ سِجني وَقَميصي زَمَنـــا

Je suis un oiseau et ceci est ma cage : il a constitué en un certain temps ma prison et ma tunique

2. أَنا في الصّور، وَهاذا جَسَـــــدي * كانَ جِسمي، إذ أَلِفتُ السَّجَنــا

Je suis (dans le jour) de la trompe : ceci est mon corps :  il était mon corps lorsque j’étais habitué à la prison

3. أَنا كَنزٌ، وَحِجابي طِلَّســـــــــــــــمٌ * مِن تُرابٍ قَد تَخَلّى لِلفَنـــــــا

Je suis un trésor, mon voile est un talisman fait d’argile et préparé à l’anéantissement

4. فَاهدِموا البَيتَ، وَرُضّوا قَفَصـــي * وَذَروا الكُلَّ دَفينًا بَينَنـــــــــا

Démolissez le logement, et écrasez ma cage, et laisser le tout enterré entre parmi nous

5. لا تَرُعكُم هَجمَةُ المَوتِ فَمــــــــــــا * هُوَ إلاّ نَقلَةٌ مِن هاهُنـــــــا

Ne vous effrayez pas de l’attaque de la mort : ce n’est qu’un transfert d’ici-bas

6. لا تَظُنّوا المَوتَ مَـــــــوتًا إنَّـــــــــهُ * لَحَياةٌ هِيَ غاياتُ المُنــــى

Ne pensez pas que la mort est une mort (véritable) : La mort est une vie qui est la fin des souhaits

7. ما أَرى نَفسي إلاّ أَنتُـــــــــــــــــــــمُ * وَاعتِقادي أَنَّكُم أَنتُم أَنـــــا

Je ne voie moi-même autre chose que vous-mêmes, ma conviction est que vous êtes vous-mêmes moi-même

8. عُنصُرُ الأَنفُسِ شَيءٌ واحِـــــــــــــدٌ * وَكَذا الجِسمُ جَميعًا عَمَّنــا

L’élément des âmes est le même * Egalement le corps nous englobe tous

9. أَشكُرُ اللهَ الَّذي خَلَّصَنــــــــــــــــــي * وَبَنى لي في المَعالي رُكُنا

Je remercie Dieu qui m’avait débarrassé et m’avait construit un coin dans les monticules

10. فَأَنا اليَومَ أُناجي مَـــــــــــــــــــــــلَأً * وَأَرى الحَقَّ جِهارًا عَلَنـــا

Aujourd’hui, je m’adresse confidentiellement au monde intelligible (tout le temps), et  je regarde la vérité (Dieu) publiquement en plein jour (tout le temps)

11. عاكِفٌ في اللَّوحِ أَقـــــــــــرَأُ وَأَرى * كُلَّ مــــا كانَ وَيَأتي وَدَنـا

Je me penche sur le tableau : je lis et je regarde tout ce qui fut, ce qui viendra et ce qui approcha déjà

12. وَطَعامي وَشَرابي واحِـــــــــــــــــدٌ * وَهُوَ رَمزٌ، فَافهَموهُ حَسَنا

Ma nourriture et ma boisson font une chose. C’est un symbole. Comprenez-le bien

13. لَيسَ خَمرًا سائغًا أَو عَسَــــــــــــــلاً * لا. وَلا ماءً، وَلاكِن لَبَنـــا

 Il ne s’agit pas d’un vin agréable, ni de miel. Non, Il s’agit pas non plus d’eau, mais de lait

b. Les vers d’Ibn ‘Arabi :

La traduction n’est pas la mienne, sauf le premier vers :

1. قد كنتُ قبل اليوم أنكر صاحبي * إذ لم يكن ديني إلى دينه داني
2. لقد صارَ قلـبي قابلاً كلَ صُـورةٍ * فـمرعىً لغـــــزلانٍ، ودَيرٌ لرُهبانِ
3. وَبيتٌ لأوثــانٍ، وكعـــبةُ طـائــفٍ * وألـواحُ تَـوراةٍ، ومُصـحَفُ قُرآن
4. أديـنُ بدينِ الحــــبِ أنّى توجّـهـتْ * ركـائـبهُ، فالحبُّ ديـني وإيـمَاني
  1. Je désapprouvais auparavant mon compagnon puisque sa religion n’était pas proche de ma religion
  2. Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme.
    Il est pâturage pour gazelles et abbaye pour moines !
  3. Il est temple pour idoles et la Ka’ba pour qui en fait le tour.
    Il est les tables de la Torah et les feuillets du Coran !
  4. La religion que je professe est celle de l’amour.
    Partout où ses montures se tournent,
    l’Amour est ma religion et ma foi !

c. Les vers d’Abu-l-Hasan al-Haralli :

  1. ما لَنا سِوى الحالِ عَـدَمْ * وَلِبارينا وُجودٌ وَقِــــــــــــــدَمْ

Nous n’avons pas de néant, sauf notre manière d’être, alors que notre créateur a une existence et une antériorité

2. نَحنُ بُنيانٌ بَنَتهُ حِكمَـــةٌ * وَخَليقٌ بِالبِنا أَن يَنهَــــــــــــدِمْ

Nous sommes un bâtiment construit par une sagesse : le bâtiment est apte à s’écrouler

3. نَحنُ كُتْبُ اللهِ ما يَقرَأُها * غَيرُ مَن يَعرِفُ ما مَعنى القَلَمْ

Nous sommes les livres de Dieu, seuls ceux qui savent le sens de la plume peuvent les lire

4. أَحرُفُ الكَتْبِ الَّذي أَبدَعَهُ * كُلَّما لاحَت مَعانيهِ انعَجَــــــمْ

Les lettres des livres qu’il avait parfaitement crée, deviennent illisibles (obscurs) chaque fois que ses contenus apparaissent

5. أَشرَقَت أَنفُسُنا مِن نــورِهِ * فَوُجودُ الكُلِّ عَن فَيضِ الكَرَمْ

Nos âmes s’éclairèrent de sa lumière, alors l’existence de nous tous provient de l’émanation de la générosité

6. لَيسَ يَدري مَن أَنا إلاّ أَنـا * هاهُنا الفَهمُ عَنِ العَقلِ انبَهَـــمْ

Personne ne sait qui je suis sinon moi-même : ici la compréhension par le biais de l’intellect devint obscure

7. كُلَّما رُمتُ بِذاتي وَصلَــةً * صارَ لي العَقلُ مَعَ العِلمِ جَلَـمْ

Chaque fois que je désire une connexion (avec lui) par moi-même, mon intellect et mon savoir devinrent pour moi un ciseaux

8. يَقطَعاني بِخَيالاتِ الفَنـــا * عَن وُجودٍ لَم يُقَيَّد بِعَــــــــــدَمْ

Ils me déconnectent par les illusions du néant d’une existence qui n’avait jamais été conditionnée par le néant

L’édition du Coran du Caire de 1924 Textes, histoires & enjeux

4ᵉ colloque de l’Idéo au Caire, 16 et 17 octobre 2021

Comité scientifique : Omar Alí-de-Unzaga (IIS, Londres), Aziz Hilal (Idéo, le Caire), Davidson McLaren (Thesaurus Islamicus, Istanbul), Ahmad Wagih (Idéo, le Caire).

Coordination : Asma Hilali (Université de Lille).

Voir les communications du samedi 16 octobre

Sous l’égide de l’Institut dominicain d’études orientales, dans le cadre du projet Adawāt, a eu lieu dans les locaux de l’Université américaine du Caire un colloque international sur « L’édition du Coran du Caire de 1924 » que l’on appelle plus précisément « le Coran du roi Fuʾād » pour le distinguer du « Coran du roi Fahd », dit aussi « Coran de Médine » (1985). Sous la direction scientifique de Asma Hilali (Université de Lille), appuyée du conseil scientifique composé de Omar Alí-de-Unzaga (IIS Londres), Aziz Hilal (Idéo) et Davidson McLaren (Thesaurus Islamicus, Istanbul), le colloque voulait poser une première évaluation scientifique et une étude contextuelle et historique de l’édition du Coran du Caire de 1924, qui jusqu’alors n’a jamais bénéficié d’un tel événement.

Un premier inventaire des maāif

Mohammed Hassan, chercheur au Centre d’étude des écritures et des calligraphies de la Bibliothèque d’Alexandrie a procédé à une sorte d’inventaire des maāif (singulier muṣḥaf) qui ont existé avant celui de 1924. La plupart de ces maāif demeurent fragmentaires et on ne connaît ni leurs calligraphes ni leurs copistes. De tous ces maāif qui marquent le déclin des corans manuscrits, celui de Riḍwān ibn Muḥammad al-Muḫallalātī (1834-1893) est le mieux écrit et le mieux conçu. Mais il n’échappe pas pour autant aux travers des autres maāif imprimés : mauvaise qualité des papiers d’impression qui compromet une bonne conservation sur le long terme ; fautes diverses et variées ; absence de ponctuation ainsi que des marqueurs indispensables pour une lecture de bonne qualité (taǧwīd) ; marqueurs impliquant une ǧida (prosternation) ; etc. À noter que malgré les imperfections de ces maāif, ils ont contribué à la standardisation du muṣḥaf imprimé dont le muṣḥaf du roi Fuʾād ne sera que la continuation.

Puis Ahmed Mansour, chercheur dans le même centre, a proposé d’analyser un muṣḥaf édité dans les imprimeries de Būlāq en 1881. Cela a été pour l’intervenant l’occasion de revenir sur l’histoire des éditions européennes et occidentales du Coran (le coran de Venise, de Flügel, de Kazan… etc.) et sur les premières activités de la maison Būlāq, fondée par Mohammed Ali en 1820. Le muṣḥaf analysé par l’intervenant semble avoir tiré profit de tous les corans précédents, mais il adopte l’écriture orthographique (al-rasm al-imlāʾī) et non pas la graphie osmanienne (al-rasm al-ʿumānī, relatif au calife Othman), alors que cela était le cas pour le Coran dès le VIIᵉ siècle. Notons enfin que ce muṣḥaf est inachevé et ne mentionne pas le nom des sourates.

Quelle audience de cette édition dans le monde musulman?

Dans son intervention, Ali Akbar, chercheur à Bayt al-Qurʾān à Jakarta (Indonésie), a évoqué la place du muṣḥaf du roi Fuʾād parmi les maāif imprimés en Indonésie à la fin du XIXᵉ et au XXᵉ siècle. Le chercheur a indiqué que la plus ancienne édition lithographique date de 1848 et vient de Palembang au sud de Sumatra. D’autres éditions du Coran sont arrivées en Indonésie après cette date, notamment une édition indienne. Ali Akbar souligne que le muṣḥaf du Caire a bien été utilisé en Indonésie. Il a été apporté par des Indonésiens ayant étudié au Caire. Il reste que son usage est très peu répandu.

Le dimanche 17 octobre au matin a eu lieu le deuxième panel dirigé par Michael Marx (responsable du Corpus Coranicum au Berlin-Brandenburgische Akademie der Wissenschaften). La première intervention de ce panel a été faite par Necmettin Gökkır, de l’université d’Istanbul, et elle portait sur la réception et la perception du Coran du Caire dans la Turquie post-ottomane. La réception du Coran égyptien était un peu mitigée, nous dit N. Gökkır, étant donné que la première édition du Coran ottoman avait eu lieu en 1874 et avait déjà bénéficié d’une large diffusion dans le monde contrôlé à l’époque par les Ottomans, dont l’Égypte. Les autorités religieuses turques avaient de ce fait du mal à accepter ce nouveau muṣḥaf, bien qu’ils y reconnaissent leur propre style et leur propre méthode d’édition du Coran. Mais ils n’ont vu dans l’entreprise de Fuʾād qu’une tentative de s’opposer à l’autorité religieuse turque sur le monde musulman.

D’où vient le succès de l’édition du roi Fuʾād dans le monde arabe?

Michael Marx a mis en perspective historique l’édition du Coran du roi Fuʾād. Il a montré que depuis 1950, ce Coran est devenu la référence incontournable pour les chercheurs et les universitaires européens, avant que cette édition ne soit reléguée en seconde zone par le muṣḥaf du roi Fahd. Des corans « nationaux » sont venus se greffer à ces deux corans « standards », soit pour servir des objectifs éducatifs ou rituels, soit pour glorifier, grâce à de magnifiques éditions, des États ou des institutions religieuses.

L’intervention de Philipp Bruckmayr, de l’université de Vienne, a démontré que l’édition du Caire de 1924 a eu une influence sur l’ensemble de la sphère musulmane arabophone grâce à l’édition du muṣḥaf du roi Fahd appelé aussi « Coran de Médine », qui a été lancée par le roi saoudien Fahd ibn Abdelaziz en 1985. Contrairement à une idée reçue, si l’édition du Caire de 1924 a eu peu d’écho dans le monde arabe musulman, elle s’est répandue par cette édition de Médine qui est un pillage de l’édition cairote de 1924 et son intégrale reproduction à deux exceptions près. Ce muṣḥaf de Médine s’insère dans un projet plus large : affirmer la position centrale de l’Arabie saoudite au sein du monde musulman, en traduisant le Coran dans à peu près quatre-vingt langues et en travaillant à élargir l’influence de l’Islamic University of Medina (IUM) au détriment d’al-Azhar.

Les lawāiq

Dans une autre intervention, Mohammed Hassan a abordé la question des lawāiq (les annexes) aux différents maāif imprimés et le rôle du muṣḥaf du roi Fuʾād dans la standardisation de ces lawāiq. Le premier à avoir donné une annexe conséquente à son muṣḥaf était Riḍwān al-Muḫallalātī. Son annexe qui portait sur « la fin de la lecture du Coran » (atm al-Qurʾān) précisait le lieu et la date de l’édition, le nom du copiste, la graphie choisie (al-rasm al-ʿumānī en l’occurrence), le nombre de versets pour chaque sourate, etc. Cette tradition va être confirmée et enrichie par le muṣḥaf du roi Fuʾād qui ajoutera des précisions sur l’abrogeant et l’abrogé (al-nāsiwa-l-mansū), la manière dont le Coran a été révélé, les sept lectures (al-qirāʾāt al-sabʿ). À l’issue de cette très intéressante intervention, une question reste sans réponse : d’où ces lawāiq tirent-elles leur légitimité ?

Une édition officielle azharie?

Dans son intervention, Aziz Hilal a posé la question cruciale : pourquoi attendre 1924 pour imprimer une édition officielle du Coran de la part d’al-Azhar ? L’imprimerie a commencé en Égypte en 1823. Ce produit d’origine européenne ne suscitait que méfiance de la part des musulmans qui refusaient, au départ, que la « parole de Dieu » soit souillée par la technique typographique. Mohammed Ali, qui ne voulait pas d’une confrontation de plus avec al-Azhar, n’a entrepris rien de notable qui irait contre les fatwā-s ottomanes interdisant toute impression du Coran. Quant au coran du roi Fuʾād, son importance ne doit pas cacher le désir d’al-Azhar de faire de ce roi « un calife à la place du calife ». L’abolition du califat laissait un vide que les autorités religieuses ne pouvaient supporter. C’est dans ce contexte qu’il fallait faire un geste fort et symbolique pour les musulmans : éditer le Coran sous l’égide d’un comité scientifique et l’imprimer était le premier pas pour faire du Caire la nouvelle capitale du califat et d’al-Azhar le parrain incontesté de cette édition. Aziz Hilal a aussi noté que la date donnée dans le colophon de cette édition est 1919. Le choix de la date de 1924 retenue par la tradition correspond symboliquement à la date de la suppression du califat.

Quelle édition? La question du rasm

Dans le dernier panel du colloque, l’intervention de Omar Hamdan de l’université de Tübingen, a consisté à expliquer les raisons du choix du rasm al-ʿumānī comme écriture du Coran. Il part d’une citation de Bāqillānī (m. 403/1013) qui affirme dans son Iʿǧāz al-Qurʾān que « le livre fut écrit selon la manière la plus courte (ʿalā al-arīq al-aḫṣar) », et c’est le rasm al-umānī qui rend possible cette manière courte. En effet, ce rasm préfère la suppression (af) à chaque fois que cela est nécessaire. Ainsi, par exemple :

  • Quand il y a rencontre de deux wāw, il est nécessaire d’en supprimer un : il faut écrire لا تلون à la place de لا تلوون.
  • Le pronom suffixe doit toujours être collé à sa lettre mère : فأحيهم à la place de فأحياهم. C’est le ʾ qui est la lettre mère (al-arf al-umm) pour le pronom suffixe et non pas le alif.
  • Il faut supprimer l’obstacle (izālat al-āʾil) qui empêche de faire du mot une seule unité : il faut écrire نضّختن au lieu de نضّاختان.

On peut multiplier les exemples pour montrer tout d’abord que pour le Coran, la priorité est donnée, non pas à la lecture (al-qirāʾa), mais à la récitation (al-tilāwa). Pour les musulmans, pour que le Coran vive toujours « dans les cœurs des hommes », la lecture ou l’écriture doivent toujours être orientées et contrôlées par la récitation et par le if.

Omar Hamdan a par ailleurs montré que le muṣḥaf du roi Fuʾād ne respectait pas toujours les règles de ce rasm al-ʿumānī.

Quelles perspectives de recherche?

Dans son intervention conclusive, Asma Hilali a proposé un programme pour les recherches à venir. Elle propose notamment d’intégrer la question des éditions au sein d’une archéologie des savoirs.

La question des femmes au centre du renouveau spirituel de l’islam

Asma Lamrabet

Fondation euro-arabe de l’Université de Grenade

icon-calendar Dimanche 21 février 2021

Cliquer ici pour regarder la conférence en français sur Youtube…

Comme de nombreuses femmes musulmanes qui travaillent dans des réseaux intellectuels et militants (Karamah aux États-Unis, ou Musawah en Malaisie), Mᵐᵉ Asma Lamrabet tente de dépasser l’approche légaliste patriarcale mysogine qui a prévalu en Islam, en particulier à travers la jurisprudence (fiqh), en mettant en avant une approche éthique et spirituelle. Plutôt que de s’appuyer sur quelques versets (héritage, témoignage, polygamie) et d’en tirer des principes juridiques généraux pour tout ce qui concerne « la femme musulmane », la lecture éthico-réformiste revient à une lecture holistique du Coran (šumūliyya), qui prend en considération les visées de la Loi (maqāṣid al-šarīʿa) que sont entre autres le bien commun (al-maṣlaḥa al-ʿāmma), la levée de la contrainte (rafʿ al-ḥaraǧ), l’établissement de la justice (iqāmat al-ʿadl). La place de la femme doit être comprise à la lumière de valeurs coraniques générales telles que la justice (al-ʿadāla), l’équité (al-qisṭ), la compassion (al-raḥma), la probité (al-taqwā), l’amour (al-maḥabba), la sagesse (al-ḥikma), la solidarité dans le bien (al-taʿāwun ʿalā al-birr wa-l-taqwā), la protection des démunis (ḥimāyat al-mustaḍʿafīn fī al-arḍ), et non pas à la lumière de cinq ou six versets interprétés trop rapidement et érigés en principes légaux intangibles.

L’espoir de renouveau que porte cette lecture éthique est au service de la libération de tous — en particulier des plus faibles — et pas seulement des femmes, qui ont été rendues totalement invisibles dans la tradition musulmane.

Quel est l’horizon des études coraniques en Occident ? (12ᵉ‒18ᵉ siècles)

Sana Bou Antoun

Doctorante à Paris‒IV Sorbonne Université

icon-calendar Mardi 10 novembre 2020

Les études occidentales sur le Coran ont une histoire très ancienne, qui remonte au 12ᵉ siècle, et qu’il est important d’étudier afin de mieux comprendre les enjeux de la situation actuelle. Consistant principalement en des exercices de traduction s’accompagnant de commentaires dans lesquels s’entremêlent remarques philologiques poussées et contenu polémique, elles témoignent de la relation ambivalente existant entre Ouest et Est et partant, entre les sémitisants européens et le Coran.

Plusieurs facteurs ont déclenché l’intérêt des savants en Europe au Moyen Âge pour le Coran. Certains ont tout d’abord considéré que la langue arabe pourrait leur servir à mieux comprendre l’hébreu et les autres langues sémitiques. D’autres avaient un projet d’évangélisation des musulmans. Et d’autres enfin voulaient mieux comprendre l’islam, qu’ils analysaient spontanément comme une hérésie chrétienne.

Si avant le 12ᵉ siècle, le Coran ne nous était connu qu’à travers le regard des chrétiens orientaux, la traduction latine de Robert de Ketton en 1143 a donné un accès direct au texte aux savants occidentaux. Utilisant une élégante langue latine biblique, et s’appuyant sur les commentaires classiques, tel que celui d’al-Ṭabarī (m. 310/923), la traduction de Robert de Ketton entend certes réfuter le Coran, mais en le prenant au sérieux.

La situation change au 14ᵉ siècle avec les savants humanistes de la Renaissance, qui sont dans un rapport conflictuel avec l’Empire ottoman, et qui insistent plus sur la dimension politique de la figure du Prophète Muḥammad que sur son message éthique et eschatologique. Les humanistes relèguent aussi l’arabe au second plan derrière l’hébreu. Les premières traductions en langues vernaculaires européennes sont éditées.

L’anticléricalisme et l’antichristianisme des 17ᵉ et 18ᵉ siècles en Europe ont ensuite eu tendance à présenter l’islam comme une religion plus rationnelle que le christianisme. Quant à la position dominante de l’hébreu dans les études sémitiques, elle a été confortée par le protestantisme.

Comme l’écrit John Tolan, les études coraniques en Occident ont avant tout servi de miroir à la tradition intellectuelle européenne, reflétant ses propres questions, préoccupations et débats internes sur les questions bibliques et religieuses en général.

La mystique fait sa rentrée à l’école

Notes de travaux en cours, par Simon Conrad

Doctorant à l’Université de Princeton

icon-calendar Mardi 20 octobre 2020

Quand il rentre de Cambridge en 1930 avec son doctorat en poche, après neuf ans d’étude, Abū al-ʿIlā ʿAfīfī (1897–1966) est bien décidé à introduire les études soufies à l’université égyptienne. Cette idée est jugée saugrenue par ses pairs, qui veulent lui confier l’enseignement de la logique.

Son travail doctoral a consisté à systématiser la pensée d’Ibn ʿArabī (m. 638/1240), qu’il a traité comme un philosophe de l’intuition, sur un pied d’égalité avec des philosophes contemporains comme James (1842‒1910) ou Bergson (1859‒1941), plutôt que comme un mystique. Si à titre personnel, c’est bien la mystique qui intéresse ʿAfīfī, définie comme la compréhension intuitive du divin, son projet académique est avant tout de proposer une analyse des textes du patrimoine arabo-musulman avec des outils contemporains.

Intellectuel et mystique discret, ʿAfīfī est pourtant entré dans des débats publics avec ses contemporains sur la question de l’opposition — qu’il refusait — entre un Orient supposé spirituel et un Occident matérialiste, ou encore sur le statut épistémologique de l’intuition : il considérait qu’elle pouvait être une source de connaissance à part entière.

Abū al-ʿIlā ʿAfīfī, comme d’autres penseurs qui se sont consacrés à mettre en avant la tradition mystique à son époque, constitue un chaînon manquant dans l’histoire d’une pensée arabe qui se cherche à l’époque de la décolonisation et il prépare le terrain à des penseurs plus flamboyants comme Abū al-Wafā al-Taftāzānī (1930‒1994) et ʿAbd al-Raḥmān Badawī (1917‒2002).

La récitation dans les premiers siècles de l’Islam (7ᵉ‒9ᵉ siècles)

3ᵉ colloque de l’Idéo au Caire (et sur Zoom)

icon-calendar 16‒18 octobre 2020

Conférencier invité: Prof. Devin J. Stewart, Emory University (Atlanta)

Coordination scientifique : Anne-Sylvie Boisliveau (Idéo, Strasbourg) & Asma Hilali (Lille)

Les questions soulevées par le thème de la récitation sont nombreuses et parfois difficiles à cerner, comme l’a parfaitement résumé Devin Stewart dans ses remarques conclusives. La première difficulté est d’ordre méthodologique : nous parlons d’un phénomène fondamentalement oral dont nous cherchons des traces à l’écrit. Les différentes interventions ont manifesté la diversité des supports possibles : inscriptions lapidaires, ostraca, papyrus et manuscrits. Les informations concernant la récitation sont soit contenues dans des notes marginales ou interlinéaires plus ou moins codifiées, soit à déduire des verbes utilisés pour décrire la façon dont le contenu du texte est transmis.

Plus fondamentalement, le thème de la récitation impose de s’atteler de front à la question de ce qu’est un texte. Le cas de l’homélie est paroxystique : apprise par cœur à partir de notes éventuellement écrites, puis prononcée avec plus ou moins de fidélité au projet initial, prise en note par certains auditeurs pendant ou après l’audition, rédigée ensuite par un écrivain professionnel selon des canons littéraires établis, puis mise en circulation dans une version éventuellement relue par celui qui l’a délivrée. Dans ce cas, quel est le « texte » de cette homélie ? Les prières eucharistiques coptes, après avoir longtemps été obligatoirement improvisées, se stabilisent sous l’effet des changements linguistiques, et des querelles dogmatiques. Le texte du Coran s’élabore et se stabilise en même temps qu’il est diffusé, à l’écrit et à l’oral. Dans d’autres cas plus tardifs, la transmission de certains textes maintient l’illusion d’une transmission par lecture ou récitation alors que le processus passe entièrement par l’écrit.

Le format en ligne ne nous a malheureusement pas permis de faire une place à la récitation dans le zoroastrisme, le judaïsme ou à Byzance. Une question qui n’a pas non plus pu être abordée est celle du pouvoir des mots récités. La proclamation récitée d’un texte engendre un effet différent de sa lecture, publique ou privée. Cet effet est-il étudiable ? Plus généralement, quels sont les buts visés par la récitation ? L’enseignement, la transmission, la piété, l’esthétique, l’acquisition d’œuvres bonnes, le renforcement de l’autorité du texte par la dramatisation de sa récitation ?

Toutes ces questions feront l’objet du MIDÉO 37 (2022). Le délai pour envoyer vos contributions est le 1ᵉʳ février 2021. Plus de détails ici…

Islam du Coran, Islam du Hadith : dépasser le clivage entre les « nouveaux penseurs de l’Islam » et les « oulémas »

Youssouf Sangaré

Université de Clermont-Auvergne

icon-calendar Dimanche 21 juin 2020

Cliquer ici pour regarder la conférence sur Youtube…

Le théologien chiite irakien al-Sayyid Kamāl al-Haydarī (né en 1956) est l’un des théologiens les plus actifs sur les réseaux sociaux, où il est très suivi. Il fait le constat dans ses écrits que l’Islam d’après la mort du Prophète est un Islam sectaire et que le Ḥadīṯ reflète largement ces querelles nées autour de la question de la succession du Prophète. Al-Haydarī n’est pas un « coraniste » pour autant, au sens où il ne rejette pas le Ḥadīṯ. Il constate seulement que le Coran est pluriel et qu’il fonde une culture du pluralisme (iḫtilāf). Al-Haydarī en tire le principe que le pluralisme est une « tradition divine » (al-iḫtilāf sunna ilāhiyya). Ceci implique que les divisions entre chiites et sunnites, par exemple, sont légitimes. Dans ce cadre, l’effort personnel d’interprétation (iǧtihād) doit permettre de mettre en œuvre cette « culture du pluralisme ».

Comment parler de l’Islam dans un quotidien catholique ?

Anne-Bénédicte Hoffner

Journaliste à La Croix

icon-calendar Dimanche 16 février 2020

 

Nous avions demandé à Anne-Bénédicte Hoffner, qui a été en charge de la rubrique Islam pendant plusieurs années au journal La Croix, de réfléchir sur son expérience. Ne connaissant pratiquement rien à l’Islam au moment où elle accepte ce poste, elle se lance dans l’aventure de couvrir à la fois le dialogue islamo-chrétien et l’actualité de l’Islam. Au fil des rencontres et des nombreuses visites sur le terrain, elle se constitue à la fois un carnet d’adresses varié (grandes associations musulmanes, mosquées et centres culturels, penseurs et islamologues musulmans ou non musulmans, fidèles et sceptiques) et élabore pour elle-même une ligne de conduite : traiter séparément le dialogue islamo-chrétien et l’actualité de l’Islam, ne pas ignorer les motivations religieuses dans les violences parfois commises au nom de l’Islam, parler des chrétiens d’Orient sans plaquer sur la situation en France ce qu’ils peuvent expérimenter en Orient, ne pas donner la parole à ceux qui utilisent la violence verbale sur les réseaux sociaux.

La gestion constructive et apaisée du pluralisme religieux est certainement un enjeu aussi important que le réchauffement climatique aujourd’hui. Or les catholiques ont un rôle à jouer dans ce domaine car ils savent ce que veut dire avoir la foi et ils peuvent comprendre ce qu’est une rationalité croyante pour aborder les questions posées par le monde contemporain.

Une première lecture du Coran des historiens (Cerf, 2019)

Adrien de Jarmy

Doctorant à Sorbonne Université, titulaire de la bourse doctorale Ifao-Idéo

icon-calendar Mardi 11 février 2020

Si la tradition exégétique musulmane classique considère le Coran comme un point de départ, et s’attache surtout à en expliciter les points obscurs en faisant référence à la vie et aux paroles du Prophète, la tendance contemporaine de nombreux chercheurs en Occident est de le considérer comme un point d’arrivée, c’est-à-dire comme le produit de l’Antiquité tardive, qui recueille des traditions religieuses, philosophiques et culturelles antérieures. Une troisième voie consiste à l’étudier seul, ni dans son contexte antique tardif, ni dans sa réception musulmane.

Ce Coran des historiens choisit résolument cette deuxième voie, celle de l’Antiquité tardive, excluant les études de chercheurs comme Jacqueline Chabbi ou Michel Cuypers qui étudient le Coran pour lui-même, ou l’école d’Angelika Neuwirth qui ne rejette pas la tradition musulmane comme source de compréhension du texte.

La vision de Guillaume Dye sur le Coran est celle d’un texte complexe, composite, ni l’œuvre d’un seul homme, ni livre fermé, mais un recueil ouvert qui se construit très progressivement en discussion avec ce contexte de l’Antiquité tardive. Contrairement à l’hagiographie musulmane qui donne au calife ʿUṯmān (m. 35/656) le rôle d’éditeur du texte sous sa version consonantique finale, Guillaume Dye identifie le règne du calife omeyyade ʿAbd al-Malik (m. 86/705) comme le contexte politique et culturel qui a le plus influencé le texte.

Le Coran des historiens se compose d’un volume regroupant vingt études historiques et de deux volumes d’analyse systématique des 114 sourates du Coran. C’est un outil de travail indispensable aux chercheurs et aux lecteurs du Coran, quelle que soit leur sensibilité.