Le sens littéral, entre mondes chrétiens et mondes musulmans (VIIᵉ‒XVᵉ siècles)

 Colloque organisé à l’Institut dominicain d’études orientales (Le Caire)

15‒17 février 2024

En pointant du doigt le « littéralisme » ou le « fondamentalisme » de tel ou tel mouvement religieux, l’actualité met volontiers sur le devant de la scène la notion de sens littéral des textes sacrés, qu’il soit revendiqué comme le seul sens authentique ou dénoncé comme une simplification abusive. L’apparente simplicité du sens littéral, présenté comme la signification obvie d’un texte, en-deçà de toute interprétation et toute démarche herméneutique, est pourtant remise en question par les études de linguistique1 qui ont montré qu’il s’agit d’un sens construit, dont la définition suppose toujours un cadre herméneutique, même implicite. S’agissant de l’herméneutique des textes saints du christianisme et de l’islam, c’est à travers les débats médiévaux que se mettent en place ces cadres de référence, qui ont  déjà fait l’objet d’études nombreuses. Pour l’Occident chrétien, depuis les œuvres pionnières d’Henri de Lubac2 et de Beryl Smalley3 jusqu’à la riche synthèse de Gilbert Dahan4, l’histoire de la conception et de la canonisation progressives de multiples sens est désormais connue, montrant en particulier le rôle essentiel qu’y joue l’historia (ou littera) : loin d’être le parent pauvre de l’exégèse médiévale latine, elle s’affirme au contraire, non seulement comme le fondement des sens spirituels, mais encore comme un sens riche par lui-même, pouvant faire l’objet d’analyses à différents niveaux. Cette harmonie élaborée par l’herméneutique savante n’empêche pas l’existence de mouvements spirituels au littéralisme strict revendiqué. Cette richesse des études sur l’herméneutique latine contraste toutefois avec leur faiblesse s’agissant d’autres mondes chrétiens, notamment l’univers byzantin.

Le domaine islamique, malgré un grand nombre d’études, semble avoir résisté jusqu’ici à la synthèse. Il est vrai que le sens littéral des textes sacrés y fait l’objet d’approches disciplinaires distinctes, en particulier en théorie du droit (uṣūl al-fiqh)5 et en théologie, ce qui contribue à expliquer la diversité des termes techniques pouvant désigner le sens littéral (ẓāhir, ḥarfī, lafẓ, naṣṣ). Il est surtout l’enjeu de profondes divisions, qui peuvent être confessionnelles (la féconde dialectique entre sens extérieur, ou ẓāhir, et sens intérieur, ou bāṭin, structurante dans le chiisme6, fait l’objet de vives critiques dans le sunnisme) ou méthodologiques entre les différents écoles juridiques et théologiques (la question du sens littéral est au cœur de la controverse majeure qui oppose le ḥanbalisme au muʿtazilisme puis à l’ašʿarisme7).

Les riches travaux menés de part et d’autre de la frontière religieuse ne se rencontrent guère entre eux. Les herméneutiques médiévales chrétiennes et musulmanes partagent pourtant des sources essentielles, dans l’héritage de la civilisation hellénistique et des pratiques d’interprétation du judaïsme. Ayant foi en un Dieu qui se révèle par la parole, les deux traditions religieuses partagent également d’importantes questions, bien qu’elles envisagent la révélation de manières très différentes. L’existence d’une circulation intellectuelle parfois intense entre les deux civilisations, dans bien d’autres domaines, achève de justifier l’intérêt d’une approche comparatiste rigoureuse, qui permettrait d’éclairer les deux domaines d’étude. Cette approche comparatiste ne vise pas toutefois à mettre en lumière de simples convergences ni des influences réciproques. Il n’est pas certain que le sens littéral, dont les deux traditions font usage, puisse faire l’objet d’une définition unique, dans des cadres théologiques et herméneutiques différents ; peut-être même la notion ne recouvre-t-elle pas des réalités analogues : l’étude comparatiste peut servir à clarifier ces distinctions, et par là même à rendre compte de la complexité de la notion de sens littéral.

Le colloque se donne pour objet non pas toutes les thématiques liées au littéralisme, mais bien l’explicitation des sens du sens littéral. Les propositions attendues porteront donc sur la place de ce sens littéral dans le questionnement herméneutique.

Le colloque couvre volontairement une vaste chronologie, dont les bornes ont une valeur dans les deux domaines : le VIIᵉ siècle correspond au commencement de l’islam, mais aussi à celui du Haut Moyen Âge — un commencement naturellement moins absolu, tant les racines patristiques restent actives et essentielles. Quant au XVᵉ siècle, qui s’achève en monde chrétien au seuil de la Réforme et des nouveaux questionnements herméneutiques qu’elle implique, il marque également la fin de la période classique en monde islamique, laissant à d’autres recherches les civilisations ottomane et safavide notamment.

L’approche comparatiste du colloque suppose un effort réel de compréhension entre des chercheurs qui travaillent sur des domaines habituellement étanches. C’est pourquoi les intervenants s’engageront à envoyer leur intervention un mois avant la tenue du colloque, et à préparer une réaction argumentée à deux interventions qu’ils auront lues au préalable.

Langue du colloque : anglais.

Le colloque aura lieu du 15 au 17 février 2024 au Caire. Les propositions d’intervention doivent être envoyées (, ) avant le 30 juin 2023. Les interventions au colloque feront l’objet d’une publication dans les Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales.

Comité scientifique :

Adrien Candiard, Idéo, Le Caire

Sumi Shimahara, Sorbonne Université / Centre Roland Mousnier (UMR 8596).

  1. Voir notamment R. SEARLE, « Le sens littéral », in Langue française, n°42 (1979) pp. 34-47.
  2. DE LUBAC, Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Ecriture, Paris, Aubier, 1949-1964, 4 vol.
  3. SMALLEY, The study of the Bible in the Middle Ages, 3e édition revue, Oxford, Blackwell, 1983.
  4. DAHAN, L’exégèse chrétienne de la Bible en Occident médiéval (XIIᵉ-XIVᵉ siècle), Paris, Le Cerf, 1999.
  5. C’est dans ce domaine essentiel qu’est parue la seule synthèse disponible à ce jour : GLEAVE, Islam and Literalism: Literal Meaning and Interpretation in Islamic Legal Theory, Édimbourg, Edinburgh UP, 2012.
  6. CH. JAMBET, Le Caché et l’Apparent, Paris, L’Herne,
  7. Voir en particulier VAN ESS, Theologie und Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra, Berlin/ New York, De Gruyter, 1991, vol. 4.