Si l’histoire du concept de vérité reste à écrire, nul doute que la « période axiale » mise en avant par Karl Jaspers1 y jouerait un rôle central. Plus précisément, elle soulignerait l’apparition presque simultanée de deux conceptions de la vérité distinctes, mais qui partagent une même prétention exorbitante à l’exclusivité universelle. La science grecque se donne comme objet de distinguer le vrai du faux, quand la théologie biblique présente un Dieu vrai par opposition à tous les autres.
On n’est pas surpris qu’une part non négligeable des efforts intellectuels déployés par les civilisations méditerranéennes ait cherché à définir la validité respective de ces prétentions jumelles et parfois antagoniques. La pensée philosophique et théologique musulmane classique, héritière revendiquée des Grecs2 mais également formée autour d’une des affirmations les plus nettes de l’exclusivisme monothéiste3, fille improbable d’Aristote et du Coran, a produit d’importantes contributions à cette articulation difficile qu’on ne saurait réduire à une simple concurrence entre deux facultés, la foi et la raison : l’enjeu est celui de la définition même de la rationalité. Il serait plus réducteur encore de le résumer au conflit de deux disciplines, la philosophie et la théologie : approche nettement latine, car les divisions du savoir sont bien différentes en monde islamique.
La recherche sur la pensée islamique sunnite classique s’est largement intéressée aux différentes approches visant à assurer les droits de la vérité logique ou de la pensée grecque au sein de la pensée religieuse, à l’exclusion de la vérité révélée quelquefois (Ibn Rāwandī4, Abu Bakr al-Rāzī5), plus souvent par des articulations plus équilibrées, ménageant l’un et l’autre terme en refusant de les opposer : le muʿtazlisme et l’ashʿarisme, al-Ghazālī et Averroès6, ou encore Fakhr al-Dīn al-Rāzī7, de manières bien différentes et souvent polémiques entre elles, s’efforcent de réconcilier ces démarches en affirmant l’unité de la vérité8, d’où découle la rationalité des vérités révélées.
Si l’autre versant du débat n’a pas suscité le même intérêt9, il ne faut pas y voir l’expression d’un préjugé rationaliste chez les chercheurs occidentaux, ni d’une solidarité disciplinaire qui rapprocherait les philosophes contemporains des auteurs de la falsafa. C’est d’abord le reflet d’un corpus de textes plus étroit, par nécessité : une approche fidéiste ne peut, sous peine de paradoxe, développer une épistémologie. L’école théologique ḥanbalite, en se faisant le défenseur d’une approche littérale du donné révélé sans se soucier de légitimer l’usage de la raison naturelle, semble se condamner à la défense de « l’agnosticisme des pieux croyants », selon la formule d’Henry Corbin10, « dénonçant comme “rationalisme” toute tentative de poser [les questions posées par les philosophes], cela même dans le cas où la démarche du philosophe s’affirme comme un défi posé au “rationalisme” ». Dès lors, poursuit le même auteur, « toute discussion est stérile ; ce n’est pas une question d’argument, mais d’aptitude ».
Henry Corbin mentionne cependant un auteur de ce mouvement, majeur pour sa pensée comme pour son influence, le théologien-juriste Taqī al-Dīn Aḥmad ibn Taymiyya. Les études sur cet auteur prolifique, qui a inspiré le mouvement wahhabite au XVIIIe siècle comme le réformisme salafiste au XXe, ont été longtemps dominées par les travaux considérables d’Henri Laoust11, concentrés essentiellement sur les dimensions sociale et politique de l’œuvre du shaykh al-islām. Des recherches plus récentes ont mis en lumières d’autres facettes de l’œuvre foisonnante d’Ibn Taymiyya : tandis que Yahya Michot s’efforce de mettre en valeur sa contribution spirituelle12, John Hoover souligne son importance dans le champ proprement théologique13.
Dans ce dernier domaine, son traité sur le Rejet de la contradiction entre la raison et la tradition (Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql) n’a pas encore rencontré l’attention qu’il mérite. Cet ouvrage d’ampleur considérable (dix volumes pour le texte, suivis d’un volume d’index) a fait l’objet d’une édition complète14, généralement bien reçue15, en 197916 ; mais à l’exception de quelques études de taille et d’ambition modestes, portant dans presque tous les cas sur les seules et mêmes premières pages de l’ouvrage, proposées par Binyamin Abrahamov17, Nicolas Heer18, Yahya Michot19 et Nadjet Zouggar20, il n’a pas encore suscité d’analyse systématique.
L’ouvrage se présente d’emblée21 comme une réfutation des thèses de Fakhr al-Dīn al-Rāzī sur la « loi universelle » (al-qānūn al-kullī)22, principe herméneutique dont ibn Taymiyya attribue l’origine première à Ghazālī23, et par lequel le penseur affirmait l’unité de la vérité au profit de la vérité rationnelle : la raison et la révélation ne sauraient se contredire, puisque c’est sur la raison que la révélation est elle-même fondée ; en conséquence, toute contradiction apparente entre un texte révélé et une vérité logique ou rationnelle invite à une réinterprétation du texte révélé en accord avec l’approche rationnelle, et donc avec sa véritable signification. Al-Rāzī va jusqu’à poser comme règle que les données scripturaires ne peuvent produire de vérité certaine qu’en l’absence d’objection rationnelle (muʿāriḍ ʿaqlī).
Ibn Taymiyya, pour réfuter ce principe, commence par s’accorder avec al-Rāzī sur l’essentiel : en toute rigueur, vérité rationnelle et vérité révélée ne peuvent jamais s’opposer. Mais il renverse les conséquences : les contradictions, nécessairement apparentes, qui se font jour invitent à reconsidérer, non une interprétation erronée car irrationnelle du texte sacré, mais notre usage de la raison ; la certitude se trouvant du côté du texte révélé, c’est à lui qui peut servir de critère pour réformer l’usage perverti de la raison véritable que représentent la logique grecque ou ses héritiers de la falsafa.
L’œuvre, qui se présente comme une contribution de plus dans le débat herméneutique extrêmement classique, en théologie musulmane, sur les attributs divins24 (en particulier aux « noms » que le Coran prédique de Dieu), prend donc une ampleur bien plus vaste que la seule défense de la position ḥanbalite littéraliste traditionnelle, s’efforçant d’éviter l’accusation habituelle d’anthropomorphisme (tashbīh). La polémique initiale contre le qānūn al-kullī d’al-Rāzī, développée sur une quarantaine d’arguments, n’occupe qu’un dixième de l’ouvrage : elle se poursuit à travers d’autres polémiques dirigées avec fougue contre un grand nombre d’autres philosophes ou théologiens, parmi lesquels la figure d’Avicenne joue un rôle central, entrecoupées de nombreuses digressions savantes sous la plume d’un auteur qui est aussi un lecteur érudit, dans une apparente spontanéité discursive des plus déroutantes – qui a probablement découragé plus d’un chercheur jusqu’ici. Ibn Taymiyya n’entend pas se contenter d’une affirmation de « l’agnosticisme des pieux croyants ». La critique de la logique grecque, développée ailleurs25, s’inscrit ici dans une entreprise plus large, apparemment impossible : défendre la supériorité épistémologique des vérités révélées, en développant à cette fin une ontologie et une linguistique.
L’élaboration de longue haleine d’une épistémologie apparemment fidéiste n’est pas le seul paradoxe de l’œuvre ; pour y parvenir, Ibn Taymiyya a recours, en plus des arguments scripturaires attendus, aux outils dialectiques de la théologie spéculative classique en islam, alors même qu’il considère le kalām comme une école adverse26, et c’est à l’aide d’arguments logiques qu’il entend démontrer l’inanité de la logique grecque. L’objectif de la thèse sera d’explorer cet ouvrage aussi monumental que négligé pour tenter, dans le respect de ses nuances, de ses influences variées et de son originalité, de comprendre cette entreprise étonnante par laquelle Ibn Taymiyya conteste à ses adversaires jugés rationalistes jusqu’à leur prétention à la rationalité.
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Notes
(1) K. Jaspers, Vom Ursprung und Ziel der Geschichte, Munich, 1949 (trad. fr. Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954).
(2) Sur cet héritage souvent étudié, voir en particulier D. Gutas, Greek Thought, Arabic Culture, Londres/ New York, Routledge, 1998.
(3) Une bonne étude (Daud Rahbar, God of Justice. A study in the ethical doctrine of the Qurʾān, Leiden, Brill, 1960) de l’attribut divin « ḥaqq » dans le Coran souligne qu’il renvoie à une vérité divine par opposition aux faux dieux, bien plutôt qu’une vérité ontologique qui ferait de Dieu la seule Réalité.
(4) B. Abrahamov, “The Barāhima’s Enigma. A Search for a New Solution”, in Die Welt des Orients 18 (1987), pp. 77-91.
(5) J. L. Kraemer, Philosophy in the Renaissance of Islam. Abū Sulaymāan al-Sijistānī and His Circle, Leiden, Brill, 1986, p. 240.
(6) Sur ces auteurs, la bibliographie est si abondante qu’on ne saurait, dans un cadre aussi limité, en indiquer même les titres les plus remarquables.
(7) R. Arnaldez, L’œuvre de Fakhr al-Dīn al-Rāzī, commentateur du Coran et philosophe, Poitiers, C.E.S.C.M., 1960 ; T. Jaffer, Rāzī: Master of Quranic Interpretation and Theological Reasonning, Oxford, Oxford University Press, 2014.
(8) La cohabitation de deux ordres de vérité (ou doctrine de la « double vérité »), attribuée aux averroistes latins, est sans fondement chez Averroès lui-même. Il est même douteux qu’elle ait jamais été soutenue par qui que ce soit. Cf. L. Bianchi, Pour une histoire de la « double vérité », Paris, Vrin, 2008.
(9) On notera tout de même d’évidents contre-exemples, comme la figure d’Ibn Ḥazm, dont la pensée a rencontré un intérêt certain (cf. R. Arnaldez, Grammaire et théologie chez Ibn Hazm de Cordoue, Paris, Vrin, 1956). Preuve qu’il ne s’agit pas d’une volonté d’occulter ces traditions !
(10) H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, vol. 2 (« Depuis la mort d’Averroës jusqu’à nos jours »), Paris,
Gallimard, 1974 (2e éd., 1986, pp. 479-480).
(11) Nous ne citerons ici que son maître-ouvrage : H. Laoust, Essai sur les doctrines sociales et politiques de Taqi-d-Din Ahmad b. Taymiya, canoniste hanbalite né à Harran en 661/1262, mort à Damas en 728/1328, Le Caire, IFAO (Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire, IX), 1939. Une bibliographie plus complète est donnée en annexe.
(12) Notamment dans son anthologie récente (Ibn Taymiyya, Against Extremisms, Beyrouth, Dar al-Bouraq, 2012), mais encore par la traduction et la publication, notamment en ligne, de nombreux textes.
(13) J. Hoover, Ibn Taymiyya’s Theodicy of perpetual Optimism, Leiden/Boston, Brill, 2007 ; Id., “Perpetual creativity in the perfection of God: Ibn Taymiyya’s hadith commentary on God’s creation of this world”, in Journal of Islamic Studies 15 (2004)/3, Oxford, Oxford University Press, pp. 287-329.
(14) Ibn Taymiyya, Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql aw muwāfaqat ṣaḥīḥ al-manqūl li-ṣarīḥ al-maʿqūl, Muḥammad Rashād Sālim (éd.), Riyāḍ, Dār al-Kunūz al-Adabiyya, 1399/1979.
(15) Cf. Cl. Gilliot, bulletin 177 in « Textes arabes anciens édités en Egypte », in Mélanges de l’Institut dominicain d’études orientales 20 (1991), p. 414.
(16) On a également publié dix ans plus tard, au Caire, des extraits de cette œuvre monumentale : Ibn Taymiyya, Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql, Le Caire, Al-Ahrām, 1989 (1 vol., 287 pages).
(17) B. Abrahamov, “Ibn Taymiyya on the agreement of reason with tradition” in The Muslim World 82 (1992)/ 3-4, pp. 256-273.
(18) N. Heer, “The Priority of Reason in the Interpretation of Scripture: Ibn Taymīyah and the mutakallimūn”, in Mustansir Mir (éd.), Literary heritage of classical Islam: Arabic and Islamic studies in honor of James A. Bellamy, Princeton, The Darwin Press, 1993, pp. 181-195.
(19) Y. Michot, “A Mamlûk Theologian’s Commentary on Avicenna’s « Risāla Aḍḥawiyya ». Being a Translation of a Part of the « Dar’ al-Ta‘āruḍ » of Ibn Taymiyya, with Introduction, Annotation, and Appendices”, Part II, in Journal of Islamic Studies, 14:3, Oxford, 2003, pp. 309–363 ; Id., « Vanités intellectuelles… L’impasse des rationalismes selon le Rejet de la contradiction d’Ibn Taymiyyah » in Oriente Moderno 19, n° 80 (2001), pp. 597-617.
(20) N. Zouggar, « Interprétation autorisée et interprétation proscrite selon le Livre du rejet de la contradiction entre raison et révélation de Taqī l-Dīn Aḥmad b. Taymiyya », in Annales Islamologiques, 44 (2010), pp. 195-206 ; Id., « Aspects de l’argumentation élaborée par Taqī l-Dīn Aḥmad b. Taymiyya (m. 728/1328) dans son livre du Rejet de la contradiction entre raison et Écriture (Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql) », in Arabica 61 (1-2), 2014, pp. 1-17.
(21) Ibn Taymiyya, Darʾ, vol. 1, p. 4.
(22) Al-Rāzī exprime ce principe à plusieurs reprises, en particulier dans ses Mafātiḥ al-ghayb, 7, 151.
(23) Darʾ, vol. 1, p. 5.
(24) Sur ce débat, voir D. Gimaret, Les noms divins en Islam: Exégèse lexicographique et théologique, Paris, Cerf, 1988.
(25) Ibn Taymiyya, al-Radd ʿalā al-manṭiqiyīn, Rafīq al-ʿAjm (éd.), Beyrouth, Dar al-Fikr al-Lubnānī, 1993.
(26) D’autres théologiens de l’école ḥanbalite, comme Abū Yaʿlā al-Farrāʾ, avaient déjà pratiqué le kalām, mais sans marquer à son égard l’hostilité d’Ibn Taymiyya.